Ma relation avec la NBA ces dernières années est assez floue. Disons qu’on peut dire, par un doux euphémisme, que je me suis sagement éloigné du suivi assidu d’il y a quelques années. Je regarde moins, beaucoup moins de matchs. Déjà, plus aucun en direct. Beaucoup moins de replays également. La faute à plusieurs facteurs, le temps, le travail, l’enthousiasme, l’intérêt et l’amour inconditionnel porté à une bonne nuit de sommeil.
Dans le même temps, et c’est assez paradoxal, j’ai rarement autant suivi ou lu de personnalités et médias aussi riches tactiquement et techniquement sur le jeu NBA. Jamais je n’ai vu autant de contenus de la sorte que depuis 3, 4 ans.
Alors bien sûr, il y a “l’effet bulle” des réseaux sociaux, mais pas que : on assiste depuis plusieurs années à une arrivée au premier plan de contenus pointus, qu’on avait moins l’habitude de voir avant, sans doute poussés par quelques grosses locomotives du microcosme des médias NBA et quelques tendances dans le jeu observées par tous (notamment l’avènement des analytics et des statistiques avancées).
Les lendemains de matchs donnent lieu à une multitude d’analyses techniques, tactiques, sur un joueur, une équipe ou une tendance. Le vocabulaire tactique, autrefois de niche, tend à se propager, se vulgariser, se partager. Du moins, en apparence.
Car face à ce constat, une réflexion me trotte en tête depuis plusieurs mois.
“L’ultra-théorisation” de la NBA n’est-elle pas en train de mener à une fracture entre les fans ? Entre ceux qui savent, qui connaissent ou qui s’intéressent au jeu, et ceux qui se contentent de vouloir regarder et vivre ce dernier dans son aspect le plus essentiel, simple ? Et si oui, quel en serait l’impact pour la NBA, l’enjeu ?
Rassurez-vous, je n’ai aucune réponse certaine à ces questions. Mais c’est pas ça qui m’empêchera d’en parler.
L’émergence d’un nouveau public
A quoi attribuer son émergence ? Difficile à dire. A quelle période la dater ? Idem. Je suis d’accord avec vous, ça ne fait pas beaucoup de certitudes. Tentons tout de même d’en dire quelques mots.
Le Stratège en VF, Moneyball en VO. Si on devait mettre un point de départ sur le moment où une approche théorique, mathématique, scientifique du sport a rencontré le grand public, on pourrait utiliser ce film de Bennett Millner, sorti en 2011.
Un film qui rend hommage au concept de sabermétrie, “la recherche de la connaissance objective sur le baseball”, qui date lui des années 60. L’idée résumée simplement est la suivante :
« Elle tente de répondre à des questions objectives sur le baseball, telles “quel joueur chez les Red Sox a le plus contribué à l’offensive de l’équipe ?” ou “Combien de circuits frappera Ken Griffey l’an prochain ?”. Elle ne peut considérer les jugements, importants mais subjectifs, qui font partie du jeu, comme “Quel est ton joueur favori ?” ou “C’était un excellent match”. »
On créé des matrices, des statistiques, et on essaye d’optimiser le tout pour arriver à la victoire, peu importe le statut de tel ou tel joueur. Voilà la très, très grosse idée.
Cette approche scientifique du sport s’est progressivement propagée aux autres sports, et inévitablement au sein de la NBA. Les statistiques brutes, d’abord, ont donné une première perspective mathématique de la balle orange, puis, plus récemment, l’avènement des statistiques avancées a donné à cette vision un nouvel essor.
Je vous épargne ici un énième récit de cette période, que certains ont bien mieux détaillée que je ne saurais jamais le faire. La période 2013-2018 a été celle d’un changement drastique dans le jeu NBA, comme on en avait peu vu depuis de longues saisons. Un changement dont la paternité est souvent attribuée au combo Warriors-Rockets et à la Morey Era. Des tendances affirmées voire jusqu’au-boutiste, basées sur une approche et une méthodologie assumée et revendiquée.
La NBA, et le basket derrière elle, a souvent revêtu le costume du “sport à statistiques” par excellence. Très tôt comparativement à d’autres sport, des bases de données statistiques ont été rendues disponibles pour le grand public (on pense notamment au sacrosaint Basketball-Reference), brisant en quelque sorte le quatrième mur : le fan pouvait se lever du canapé, et aller directement mettre les mains dans le cambouis pour tenter d’aller chercher, par lui-même, une certaine analyse de la situation.
L’essor des statistiques avancées, ou plutôt leur révélation au grand public, semble avoir donné un véritable boum à cette tendance. Les fans les plus curieux se sont ainsi vu proposer de nouvelles perspectives, au-delà du simple visionnage, et se sont peu à peu mués en analystes plus ou moins pointus, mais à tout le moins méritant, du jeu auquel ils assistaient.
Dans le même temps, les acteurs déjà professionnels du monde NBA se sont mis à utiliser de tels outils, et à développer une vraie volonté de partage. Là encore, le mouvement a été grandement favorisé par l’essor des réseaux sociaux, dans une époque où il n’a jamais été aussi facile de diffuser son contenu, quelle que soit la plateforme choisie (écrit, vidéo, audio).
C’est ainsi qu’on a vu des analystes faire leur trou, à l’image d’un Ben Taylor, Nekias Duncan, Steve Smith Jr ou Mike Prada, qui ont axé leurs travaux sur un aspect technique, tactique du jeu, afin de permettre au plus grand nombre d’en comprendre davantage les subtilités.
Le discours analytique, tactique, technique, scientifique parfois, autrefois réservé aux colloques entre coachs, s’est ainsi propagé dans la sphère publique et auprès des fans.
Les podcasts spécialisés, les vidéos tactiques sur YouTube, les discussions détaillées sur Twitter et autres ont permis aux fans de pouvoir se constituer un socle de connaissances suffisamment solide pour suivre des débats techniques ou tactiques et acquérir eux-mêmes les compétences pour interpréter les données qu’ils se chargent désormais de trouver seuls.
Ces “analystes” en herbe forment une nouvelle vague de fans NBA, et semblent avoir, malgré eux, transformé cette culture des fans, en se dégageant de l’image du fan passif, classiquement partagée.
S’ils participent toujours activement à la propagation de la ligue, ils le font différemment, en mobilisant une approche plus active dans le jeu, ces implications, son essence, ses raisons d’être. En étant davantage dans la recherche du “pourquoi ?” et du “comment ?” de ce qu’ils ont la capacité de voir sur les terrains.
Ces fans sont capables d’adopter une approche rationnelle, parfois critique vis-à-vis des choix des équipes, des joueurs, des tendances d’untel ou untel, un territoire autrefois destiné aux seuls aux observateurs aiguisés.
Passé le temps du match, chaque possession, rotation ou mouvement peut être sujet d’une réflexion plus globale, interprétée à la lumière de modèles statistiques ou de logiques tactiques. La critique n’est plus seulement émotionnelle, mais rationnelle, contextualisée, explicitée, justifiée.
Deux visions incompatibles ?
D’un côté, le cœur, de l’autre, la raison. Smith et Ben. Voilà comment on pourrait résumer au plus simplement les deux visions des fans NBA qui coexistent aujourd’hui, très schématiquement.
D’un côté donc, les fans assidus, à la recherche d’une expérience partagée, active, engageante, qui satisfait leur soif de connaissance et leur appétit curieux. Les amoureux du pourquoi, du comment, ceux qui ont besoin ou envie de savoir les causes, les conséquences et les raisons, pour que leur expérience soit totale.
Ces fans développent un langage pointu sur la terminologie du jeu qu’ils regardent, qu’ils aiguisent au fil de leurs écoutes, de leurs visionnages ou de leurs discussions. Le drop, le hedge, le hard-hedge, le blitz, le ice, la short action, le pindown, le double drag n’ont plus de secret pour eux, ni même les raisons pour lesquelles ils sont utilisés, leurs avantages, inconvénients, faiblesses, adaptations possibles.
Capables d’analyses pointues au seul visionnage d’un match, ils sont aussi capables de critiquer l’utilisation de telle ou telle statistique, d’en montrer les défauts, de proposer des alternatives, conscient là encore des limites ou précautions à prendre. Ils savent les tendances à observer, les chiffres à considérer ou non, et savent surtout les utiliser au service du jeu qu’ils observent.
De là, inexorablement, nait la critique. La critique est inhérente à tout fan, quelque soit le sport concerné, qu’elle vise les joueurs, les entraineurs, les arbitres, les adversaires. Mais la critique du fan “assidu” est, comme on l’a vu plus haut, plus acerbe car plus rationnelle, plus objective, explicitée, contextualisée, exemplarisée.
Il ne s’agit plus de dire uniquement “c’est nul”, mais d’expliquer pourquoi ça l’est, pourquoi ça ne marche pas, pourquoi ça ne marchera parfois jamais et même d’apporter des éléments de réponses, de comparaison, de raisonnement pour tenter de résoudre le problème identifié.
De l’autre, des fans tout aussi assidus, mais animés par un moteur différent. Eux sont davantage à la recherche d’une expérience émotionnelle, intuitive.
Ils ont été la première cible de la Grande Ligue, les premiers qu’il fallait réussir à attirer dans les salles et devant les écrans lors de l’explosion médiatique de la NBA. Un public d’abord séduit par le divertissement nouveau qui lui est apporté, avec un basket plus athlétique, aérien et compétitif que partout ailleurs (oui, je sais l’Euroleague existe, mais s’il vous plait, pas aujourd’hui), puis qui se laisse emporter dans le decorum que la NBA installe pour lui.
Car pour vibrer pleinement devant un spectacle aussi long (82 matchs + playoffs), il y a nécessairement besoin d’un théâtre à la hauteur des émotions recherchées ou vécues, ce que la NBA sait parfaitement mettre en œuvre depuis les années 80-90 avec la mise en avant des rivalités entre franchises, entre joueurs, la mise en avant des stars, des performances, etc.
La corde vibrante chez ces fans-là, ce n’est pas l’intellect, c’est l’émotion. On ne veut pas nécessairement savoir, comprendre, connaitre ; on veut être surpris, réveillé, voir du beau, du fort.
Leur vision du basket est beaucoup plus intuitive et émotionnelle, et leur plaisir peut même être gâché, ou atténué disons, par la prolifération de contextualisation, d’explications, de théorisations du jeu. La lecture d’un match ou d’une performance est bien plus instinctive, simple, sans qu’il faille l’entendre péjorativement. Ils ne sont pas pris de passion par la NBA pour en avoir une vision objective, raisonnée, contextualisée, mais pour la part d’extraordinaire qu’elle avait à leur proposer.
Le spectacle, l’héroïsme de tel ou tel joueur, les performances historiques au scoring – ou dans n’importe quelle catégorie statistique d’ailleurs –, le spontané, l’imprévisible, c’est tout ça qui est attirant pour ces fans : ce sont ces ingrédients qui font pour eux l’essence du basket qu’ils regardent et qui les attire, sans se préoccuper du comment ou pourquoi de la survenance de l’évènement.
Cela explique aussi en partie pourquoi ils sont souvent plus attachés que les précédents aux histoires personnelles ou aux exploits d’un joueur en particulier. La vision qu’ils partagent de la NBA étant davantage centrée sur l’émotion qu’ils peuvent en tirer, ils trouvent dans ces joueurs des figures quasi héroïques à supporter, ou, au contraire, des antagonistes à détester.
Le fossé peut ainsi paraître immense entre ces deux types de fans, volontairement caricaturés à l’extrême ici.
La fin d’un produit unique, le début de quelque chose de nouveau ?
Les deux visions exposées ci-avant ont bien évidemment leurs atouts, et leurs faiblesses. D’aucuns critiquent l’élitisme des fans du “pourquoi ?”, la mise au placard de l’émotion au bénéfice d’une analyse froide et dépassionnée du jeu, quand d’autres critiquent le manque de compréhension du jeu, d’analyse, de pertinence des fans du “woaw !”.
Si vous avez déjà mélangé de l’eau et de l’huile dans un même verre, c’est à peu près l’idée. On est dans le même verre, mais pas au même niveau. Et le mélange est, si ce n’est impossible, très difficile, très éphémère.
Ces visions divergentes, – encore une fois ici poussées à l’extrême – poussent chaque groupe de fans à valoriser des aspects complètement différents du jeu, créant une sorte de fracture qui ne se résume plus à une simple différence d’opinions ou d’avis sur tel ou tel aspect, mais à une perception distincte de ce que doit être la NBA.
A croire que devant le même écran, on ne parle plus ni du même produit, ni le même langage. La NBA n’est plus un produit unique, mais un produit à plusieurs faces, dont chacune doit pouvoir correspondre à des attentes parfois totalement opposées.
Face à cette polarisation, la NBA se retrouve donc confrontée à un défi de taille : comment réunir autour d’un même produit des perceptions aussi différents du jeu qui en est la base ?
L’équilibre est plus difficile à trouver qu’il n’y parait pour continuer d’attirer le grand public tout en satisfaisant les exigences des amateurs d’analyse.
Adam Silver en parlait déjà il y a quasiment un an jour pour jour, dans le podcast The Old Man and the Three de JJ Redick :
« Je pense que nous pouvons tous faire un meilleur travail – et encore une fois, je ne vise pas seulement les médias ici – en parlant davantage du jeu. Ma frustration, c’est que les commentaires sur nos matches se réduisent parfois à ‘cette équipe en voulait plus’ ou ‘cette équipe a essayé plus fort’ »
On avait d’ailleurs interrogé Mika Prada chez QiBasket sur ces propos, qu’il considérait ainsi :
« J’ai vu ce qu’Adam Silver a dit. Je pense qu’il parle spécifiquement des diffusions de matchs, et je pense qu’il ne fait aucun doute qu’il y a eu une prolifération de la couverture de tout ce qu’il y a autour du jeu et un oubli de se concentrer sur l’essentiel, le jeu. (…).
Je pense aussi que, comme Silver semble le dire, nous devons couvrir le basket plutôt comme la NFL du point de vue de la diffusion des matchs, où la NFL a des analyses très détaillées des schémas et des vidéos de décomposition, des choses du genre. (…)
Nous essayons de raconter quelque chose d’intéressant pour améliorer ce que vous avez vu, plutôt que de dire « ceci est la raison pour laquelle cette action s’est produite ». Il y a de la place pour de superbes éléments d’illustration, et d’autres choses que ces gars peuvent faire après les pauses publicitaires par exemple. (…)
Je pense aussi que si on se concentre un peu plus sur la technique du sport plutôt que sur la stratégie, c’est un peu plus facile pour les gens de comprendre plus rapidement. Donc, je ne pense pas que Silver ait tort. Je pense que c’est une bonne façon de penser, et que la ligue s’est éloignée de cela, et a oublié la profondeur de ce qu’elle a devant elle. »
Se concentrer sur la technique (de tir, de dribble, de passe, de courses, de défense, et tant d’autres), plutôt que sur la tactique en elle-même ? Voilà un moyen qui permettrait de concilier les exigences du “comment ?” et du “waow !”. La NBA regorge de sujets qui pourraient s’y prêter, et qui permettraient de satisfaire tous les appétits : Victor Wembanyama et les changements qu’il provoque dans la géométrie du terrain, la vitesse de tir de Stephen Curry, la capacité d’anticipation défensive d’un Draymond Green, Rudy Gobert, la décélération dont sont capables Luka Doncic, Shaï Gilgeous-Alexander, etc, etc.
L’un des probables futurs défis de la Grande Ligue en termes de diffusion semble également résider dans sa capacité à concevoir des formats de diffusion et de communication qui puissent offrir plusieurs niveaux de lecture du jeu. Sans sacrifier ni la profondeur d’analyse ni la spontanéité de l’émotion, le public pourrait bientôt avoir le choix de ce qu’il veut voir.
Elle a déjà eu l’occasion de tenter l’expérience, en annexant l’avis et les commentaires de certaines journalistes et observateurs aiguisés à la diffusion des matchs (Nekias Duncan, Ben Taylor notamment, comme cités plus haut).
D’une autre manière, l’intégration diffusive et progressive des données stratégiques ou analytiques pourrait contribuer à leur appréhension et à leur compréhension par le grand public, dès lors qu’elles ne se rangent pas derrière des considérations trop obscures, scientifiques ou mathématiques hors de sa portée, et surtout si elles sont exemplarisées par le jeu.
En concédant trop à une approche plutôt qu’à une autre, le risque pour la NBA serait de perdre une partie de son public et in fine de ses consommateurs. D’où l’intérêt pour elle de réussir à concilier les expériences, en adaptant son produit et ses services aux visions de ses fans et finalement, d’essayer de faire de la polarisation actuelle une réelle opportunité, et non un obstacle.