Mon premier article pour QiBasket, en février 2020, revenait sur une révolution débutée au moins cinq années plus tôt. Déjà largement documentée alors et encore plus aujourd’hui, la “révolution Stephen Curry” revenait sur un changement majeur en NBA. En résumé : poussé conjointement par des talents nouveaux (dont Stephen Curry est la figure de proue) et la démocratisation de l’application des statistiques avancées, le tir à trois-points avait pris d’assaut la ligue. Et avec le tir à trois-points, c’est toute la géométrie du terrain qui s’est vu chamboulée.
“Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin.”
C’est ce qu’écrivit Voltaire, en 1764, dans une correspondance au marquis de Chauvelin. Voltaire mourra effectivement avant la Révolution, en 1778. Par chance, nous aurons sûrement tous la chance d’être témoin de la ” révolution Victor Wembanyama “, qui chamboulera à nouveau la géométrie du terrain.
Un terrain toujours plus “espacé” à l’origine des records offensifs
Avant ça, retour aux prémisses de la révolution. Dans son livre acclamé de 2022 ” Spaced Out: How the NBA’s Three-Point Revolution Changed Everything You Thought You Knew About Basketball “, le journaliste américain Mike Prada retrace les prémisses et les aboutissants de la révolution Stephen Curry. Les équipes NBA exacerbent l’utilisation du tir à trois-points et construisent leurs attaques autour de la menace du tir extérieur. Vous pouvez retrouver notre interview de Mike Prada ici.
Ce faisant, les attaques NBA étendent au maximum les défenses, l’accès au cercle est facilité, les rotations défensives sont font plus difficiles, les aides plus coûteuses. Et les attaques explosent, en volume mais surtout en efficacité. Si bien que, chaque année, une nouvelle équipe est couronnée “meilleure attaque statistique de l’histoire de la NBA”. Parmi les 15 meilleurs Offensive ratings (points marqués sur 100 possessions), on retrouve 10 équipes de la saison 2022/23, 2 de 2021/22, les révolutionnaires Warriors de 2016-2018. Et enfin, seul vestige d’une ancienne NBA, les Lakers du Showtime de 1986/8. L’exception qui confirme la règle d’inflation statistique documentée notamment par Ben Taylor.
Victor Wembanyama : un suppresseur d’espace
L’image d’avaleur d’espace est habituellement celle d’un extérieur capable de s’emparer du moindre espace défensif, souvent en transition, pour finir au panier. Pensez aux coast-to-coast de John Wall, Russel Westbrook ou Shai Gilgeous-Alexander. Victor Wembanyama est l’inverse : c’est un aspirateur, un suppresseur d’espace.
Plusieurs saisons en une : d’abord un “roamer” à l’impact unique
Dès son arrivée en NBA, c’est cette capacité à neutraliser des espaces normalement dangereux que les Spurs ont voulu optimiser. Défensivement, voici le joueur le plus grand de NBA, utilisé pour défendre majoritairement des ailiers. Face aux Clippers, lors de son troisième match en carrière, Wembanyama est positionné sur Robert Convington ou Nicolas Batum, plutôt qu’Ivica Zubac. Face aux Kings, mi-novembre, plutôt Harrison Barnes que Domantas Sabonis. En l’utilisant comme défenseur loin du ballon, Wembanyama peut davantage intervenir en second rideau, apportant tantôt une protection de cercle supplémentaire, tantôt comblant les (nombreuses) brèches ouvertes par les extérieurs adverses.
C’est précisément ici que ses mensurations physiques hors du commun (la plus grande envergure de la ligue avec presque 9 centimètres de plus que Rudy Gobert, en deuxième position) font la différence. Sa longueur inédite, et son agilité invraisemblable lui permettent de défier toujours plus les limites du second rideau, neutralisant les espaces stratégiques en quelques secondes.
Deux illustrations de l’intérêt de l’utilisation en tant que roamer : une première où une protection de cercle secondaire est apportée pour soutenir le défenseur du point d’attaque (Collins), et une deuxième où ses capacités physiques et athlétiques lui permettent de (1) dig pour contester le drive initial de Russel Westbrook, (2) close-out suffisamment rapidement pour empêcher le catch-and-shoot de Covington, (3) contenir l’attaque du close-out de Covington. Avec Wembanyama, le côté fort devient le côté faible, duquel les aides peuvent intervenir sans risquer d’être punies immédiatement ; allant à l’encontre de décennies de préconisations défensives.
Banaliser l’extraordinaire
C’est là que Wembanyama questionne toute la géométrie classiquement établie de la défense au basket. Une aide apportée de l’opposé doit nécessairement amener à un décalage, qui nécessite lui-même un ajustement de la défense, au cours duquel l’attaque possède une longueur d’avance. Avec Wembanyama, côté fort et côté faible changent de définition : le côté fort, c’est le côté où il se trouve, le côté faible, celui où il ne se trouve pas (encore).
Ces deux exemples, on pourrait en montrer plusieurs centaines. Des actions qui semblaient assez extraordinaires pour les séquencer, les télécharger, et en faire un tweet ou un article, sont maintenant devenues routine. Chaque match, ou chaque quart-temps de chaque match, contient au moins une action qui force à revenir en arrière, analyser à nouveau, pour être sûr de ne pas avoir halluciné au premier visionnage. Des actions d’éclat, des contres spectaculaires en deuxième rideau, voilà comment Wembanyama a conquis la ligue. 5 mois après ses débuts, Wembanyama est toutefois beaucoup plus qu’une simple machine à highlights.
Plusieurs saisons en une : puis un défenseur de point d’attaque
La blessure de Zach Collins fin décembre a accéléré un développement qui était inévitable. Victor Wembanyama défend maintenant principalement le poste 5 adverse. Nous parlions de Harrison Barnes précédemment, maintenant, le matchup à Sacramento, c’est bien Domantas Sabonis. L’évolution cependant n’est pas tant le changement de poste, mais ce que cela implique pour son utilisation défensive. Désormais ancre défensive classique de son équipe, Wembanyama est beaucoup plus impliqué sur la défense des pick and roll, directement au point d’attaque, et non en second rideau.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le passage au révélateur est grandement positif, du moins visuellement. Principalement utilisé en deep drop, sa longueur et son agilité sont encore ici mis à contribution. Ici, il lit parfaitement le slip screen de Moses Brown, dissuade le floater de Scoot Henderson, et efface la passe lobée.
Wembanyama face au pick and roll
Une des poules aux œufs d’or des attaques NBA des 5 dernières années est le spread pick and roll central (un écran porteur combiné à un spacing en 5-out.) Un des objectifs est de placer le défenseur dans une situation de 2 contre 1, ou bien forcer une aide longue de l’opposé pour contrer le roll, et exploiter ce décalage. Premier test face à Mike Conley et Rudy Gobert, historiquement un des meilleurs duos de pick and roll de NBA. Le décalage est effacé, le tir à mi-distance de Conley suffisamment dissuadé, et le décalage de la pocket pass vers Gobert immédiatement comblé. Sans aucune intervention d’un autre défenseur.
Encore une fois, des clips de Victor Wembanyama neutralisant des pick and roll centraux, les matchs des Spurs en regorgent. Petit florilège, uniquement issu de ses 4 dernières rencontres (Kings,Jazz, Lakers, Wolves).
Dans d’autres situations d’écran, essentiellement des situations de 2 contre 1, Wembanyama démontre absolument l’unicité de son profil. Face à l’autre étalon-or des attaques NBA, l’empty side corner, un écran porteur posé dans l’aile sans joueur attaquant dans le corner. Encore une fois, l’objectif est de forcer la défense à un choix : soit défendre en faisant venir une aide de l’opposé, créant un décalage, ou bien défendre sans aide de l’opposé, mais concédant soit un tir du porteur de balle, soit la passe vers le roll. Victor ? Aucun des deux. Un 2 contre 1 se transforme aisément en 2 contre 2, un espace ouvert en espace fermé.
Une contre-révolution Wembanyama dans l’ère du space and pace ou bien une nouvelle révolution ?
Victor Wembanyama est-il le défenseur capable de mettre à défaut tous les systèmes NBA ? Un qui aurait l’agilité pour réussir là où les grands protecteurs de cercle ont failli par manque de mobilité ? Un qui aurait la taille pour réussir là où les systèmes en small-ball ont échoué ? Force est de constater, qu’à l’heure actuelle, le Français est davantage handicapé par ses coéquipiers que par ses capacités défensives.
La défense des Spurs demeure relativement mauvaise (24ème). Elle l’est d’autant plus lorsque Victor Wembanyama n’est pas sur le terrain. Les quelques défauts de Wembanyama (rebond défensif, tendance à sur-aider, tendance à chercher le contre au détriment de la sécurisation du rebond) sont pour l’instant exacerbés par le personnel défensif qui l’entoure.
Toutefois, il serait honnête de concéder que Victor Wembanyama admet, encore, certaines limites défensives. S’il est déjà un bon défenseur de pick and roll (cf. plus haut), la prise en compte globale de son environnement fait parfois défaut, notamment sur des Spain pick and roll, comme noté par Baptiste (@bergkamp_penny sur Twitter).
Perspectives d’avenir : Wembanyama comme catalyseur d’une révolution offensive ?
Voici donc un des éléments possibles à apporter pour limiter l’impact de Wembanyama. Et si, Victor Wembanyama, rendant inefficaces les systèmes de pick and roll statiques, limitant le simple read and react en sortie de pick and roll, était une raison de plus pour des attaques NBA toujours plus basées sur le mouvement perpétuel ? Où le spacing n’était plus que dans la présence de tireurs à trois-points, mais dans la mobilité constante des joueurs hors-ballon, qui complique par ailleurs l’organisation des rotations défensives. C’est en tout cas les chemins que semblent prendre les attaques qui maximisent au moins leurs personnels.
La tentative de contre-révolution de Victor Wembanyama devra peut-être attendre de meilleurs coéquipiers, qui pourront l’accompagner dans de fascinante batailles tactiques de playoffs. Ce n’est que là que l’on verra réellement les stratégies mises en place pour minimiser l’impact défensif de celui qui sera, à ce moment-là, sûrement le meilleur défenseur de la ligue.
Aucune révolution ne peut pas reposer que sur un seul homme. Stephen Curry, lui aussi, a eu ses disciples. Évidemment, ses dimensions physiques uniques font de lui un modèle difficilement imitable, à l’exception possiblement de Chet Holmgren. Peut-être alors que la révolution sera conjointe. En attendant, la révolution a lieu sous nos yeux, il serait dommage de ne pas en profiter.