Initialement, je voulais vous parler d’un joueur qui, doucement, fait son trou. Qui est devenu, au bout de trois saisons, quelqu’un qui grimpe dans la hiérarchie NBA. Puis, en allumant mon fil twitter, je vois passer le compteur de vote pour le All Star Game. Et là, surprise ! Le prometteur pivot (21 ans, 2m11) a déjà récolté 335 000 voix pour le match des étoiles, total qui le positionne à la 7e place sur le frontcourt de l’Ouest. Pour vous donner un point de repère, c’est nettement plus que Wemby, à peu près au même niveau que Jalen Brunson, la star du plus gros marché de la conférence Est, ou que Kyrie Irving.
Alors, je dois changer mon intro… non je ne vais pas vous parler du jeune espoir mais bien de l’immense star propulsée par tout l’appareil de propagande turc : le génial Alperen Sengun.
En l’occurrence, une question me traverse l’esprit à chaque fois que je vois passer une analogie sur le joueur des Rockets : il serait le nouveau Jokic. Mais est-ce bien vrai ? Il faut reconnaitre que des airs de Nikola trainent. D’abord, il est européen. Et pour les Américains tout se ressemble un peu si c’est grand, blanc et du vieux continent. Ensuite, le maitre Nuggets l’adoube. On se rappelle qu’il avait conseillé aux Rockets de plus s’appuyer sur lui en fin de saison dernière. Dernièrement, suite à une (énième) victoire des Texans contre les champions, Jokic en remettait une couche :
« Je trouve que c’est une bonne chose qu’ils s’appuient un peu plus sur lui […]. Ce sera bénéfique pour toute la franchise. Il est altruiste, il joue pour l’équipe, il veut faire des passes. Et toute l’équipe est en mouvement quand la balle est dans ses mains ».
Une vision partagée par son coach, Ime Udoka qui assurait dès cet été, dans son discours d’investiture, qu’il voulait reproduire une partie de ce qui avait mené l’équipe des rocheuses au titre :
« Dès que vous avez un big man qui peut initier l’attaque, que ce soit du poste haut ou en dehors de la raquette, vous voulez profiter de l’avantage que crée cette qualité. […] Il est déjà élite (deadly) sur les petits espaces. Vous pouvez le trouver sur des shorts roll et derrière il fait le bon play. L’utiliser rend tout plus simple pour tout le monde ».
Et le côtoyer pendant trois mois n’a visiblement pas atténué les louanges qu’il peut lui dresser. Dans un récent article de l’excellent « The Ringer », par Michael Pina, il disait qu’il « pense que son IQ est encore plus haut que ce que vous pensez. Il comprend vraiment le jeu et pour un garçon de son âge, qui est si jeune, il est capable de faire des choses que seuls des Jokic peuvent faire ».
Pour couronner le tout, le Turc voit également une filiation avec le Serbe. Il admet s’en inspirer :
« Jokic est à un niveau dingue et je veux atteindre son niveau ».
La question des filiations dans le basket m’a toujours intéressé. Je trouve qu’au-delà des titres, l’impact d’un joueur se mesure aussi à sa capacité à changer le jeu et à se trouver des petits. En tête de liste, évidemment, Stephen Curry. Par son altruisme et son efficacité, Jokic pourrait poser de nouvelles normes. Dans un récent article, nous vous avions d’ailleurs parlé de comment le Serbe réinvente le jeu. Le discours « mainstream » nous dit que Sengun est le premier enfant de Jokic, tâchons de voir si tel est vraiment le cas ?
Sont-ils vraiment les mêmes scoreurs ?
Si on devait dresser un scouting report de prédraft des deux joueurs, qui généralement ne se base que sur quelques matchs, le bilan les rapprocherait certainement. Tous les deux sont capables de shooter et sont à l’aise dans les finitions près du cercle. Il se trouve qu’ils possèdent aussi une très bonne spatialisation qui leur permet généralement d’avoir un temps d’avance sur des défenses déjà décalées par un écran ou un mouvement préalable. Par spatialisation, nous parlons de la capacité à s’adapter aux différentes conditions dans lesquelles ils se trouvent : avec du temps/sans temps, dos au panier/face au panier, réception anticipée/non anticipée, etc.
D’ailleurs, le point sur lequel Sengun ressemble le plus à Jokic est probablement celui-ci. Dans des situations de réception du ballon près du cercle, il a une réelle capacité à se resituer pour scorer. Pour les deux, c’est aujourd’hui leur premier volume de tir. Entre 65 et 70% de leurs shoots sont pris près du cercle et ils construisent leur scoring dans la raquette. Petite différence tout de même ; la où Jokic impose ses kilos pour ajuster son positionnement, Sengun se montre plus athlétique pour garder le temps d’avance qu’il a pris sur son défenseur et conclure.
Dans ce registre, au niveau de l’efficacité, les chiffres sont finalement assez proches. Si Alperen (59,1% sur les tirs à moins de 3m du cercle) n’atteint pas les sommets de son compère (63,5%, niveau élite avec Sabonis, Davis, Embiid), on sent qu’à terme les deux devraient se rapprocher.
Mais, c’est dans le flow général de leur scoring que des différences notables sont à pointer. Pour contextualiser, effectivement, l’attaque des Rockets a bougé. Le style employé par Ime Udoka est en cours d’apprentissage. Quand on regarde le profil des tirs pris par le pivot, le volume de paniers assistés est en chute :
Au-delà de l’impact sur son efficacité, c’est intéressant de voir ce que ce changement nous dit sur le « plan Sengun » : Udoka veut en faire un joueur autonome, moins tributaire de ses coéquipiers.
Premier type de séquence pour l’illustrer : le jeu poste bas. On y voit déjà une première différence notable avec Jokic. Là où le Serbe fait beaucoup de post-up (dos au défenseur), Sengun alterne avec le face-up (face au défenseur). Il dispose d’un premier pas très explosif, ce qui lui permet de prendre de vitesse des intérieurs plus grands et, souvent, d’aller chercher des fautes. C’est de cette façon qu’il récupère un surplus de lancers-francs par rapport à d’autres intérieurs. Cette saison, il en est à 6 matchs avec plus de 8 tentatives et, à 21 ans, il se rapproche déjà des hauteurs de Jokic sur la moyenne de lancers tentés par matchs (5.4 pour Sengun contre 5.9 pour Jokic). Il s’agit d’un élément non négligeable puisqu’on sait que cette situation de scoring est la plus rentable.
Sengun est aujourd’hui le 6e joueur qui joue le plus d’actions démarrant dos au panier de la Ligue, pour une efficacité de 55.6%. On est loin du maitre Jokic qui est le 2e à ce classement, mais on est surtout loin du niveau d’efficacité du Serbe (1.14 point par possession, contre 0.98 pour Sengun. Stat ne prenant pas en compte les lancers-francs obtenus et réussis).
Enfin, sur les shorts rolls, situations préférentielles de Sengun, on perçoit encore plusieurs des différences. Ce qu’on appelle un short roll, ce sont toutes les situations où le porteur transmet la balle à son poseur d’écran très tôt dans le roll. C’est une forme pertinente de pick and roll quand l’intérieur est très rapide, car il peut conserver son temps d’avance, mais aussi lorsqu’il a une bonne vision de jeu, puisqu’il peut distribuer. L’efficacité de Jokic sur les shorts rolls réside principalement dans sa lecture du jeu. Alors qu’il n’est pas spécialement rapide – et que ça pourrait être handicap – sa qualité de choix est telle que cela reste une très bonne option pour générer un bon tir.
Sengun, à l’image d’un Bam Adebayo, s’appuie avant tout sur ses qualités athlétiques pour conserver son temps d’avance et être agressif. Il se trouve qu’en plus de cette qualité, il est un bon passeur. Le cocktail est détonnant, et/mais assez différent de Jokic.
Si la comparaison avec Jokic est probablement plus générée par son passing game que par son scoring, il faut retenir les différences. Sengun est construit dans un moule moins fondamental et plus athlétique que Jokic. Oui, sa qualité de main fait penser au Serbe, mais elle en est tout de même encore loin et d’autres intérieurs NBA ont une qualité similaire au Turc.
Sur le plan du scoring, il me semble que le joueur dont il est le plus proche est bien Adebayo. Par cette utilisation des qualités athlétiques, ce gout pour le post-up et cette utilisation des shorts rolls. D’autant que, comme Bam, il participe plus qu’un intérieur traditionnel au jeu en transition. Toutefois, Sengun peut surtout devenir un profil assez unique dans la ligue. A 21 ans, il a déjà plus de touché qu’Adebayo et la marge qui le sépare de Jokic peut s’amincir. Dans le même temps, ses qualités athlétiques lui sont bien supérieures.
Le passing-game, peut-on vraiment imiter le maitre ?
Soyons clair, il est injuste de comparer un intérieur à Nikola Jokic sur le playmaking, car toute comparaison ne peut être que dévalorisation. Dans un monde où le Serbe aurait continué à préférer les chevaux – ou les kinder chocobon – Domantas Sabonis serait un OVNI de la passe. Au lieu de ça, dans 30 ans, peu se rappelleront de lui parce qu’il aura vécu dans l’ombre du MVP des dernières finales.
Premier élément : la prédisposition aux lectures de jeu. Par ce terme barbare, je ne parle pas de qualités innées, mais de tactique. Les Nuggets mettent en avant sa capacité à être face au cercle et dans une position de lecture du jeu.
Parce qu’il est dangereux et respecté à trois points, il peut camper derrière la ligne extérieure et profiter d’un jeu de cut ou de missmatch pour distribuer.
Typiquement, sur cette séquence, par la menace de son tir (34.8% à trois points), il crée le danger et provoque des un contre un. Sa qualité de passe fait le reste.
Cette saison, Sengun a carte blanche à trois points. S’il semblait bridé l’année dernière (0.8 tentatives par match, 33.3% de réussite), il a augmenté son volume (2.1 tirs par match). Cependant, il est moins adroit derrière l’arc (28,6%, 13.3% quand il touche la balle plus de 2 secondes, ce qui correspond à une lecture puis à un choix de tir) et est de moins en moins respecté. Cela l’empêche d’ouvrir le jeu comme peut le faire Denver et c’est une différence qui change fondamentalement leur rapport à la création offensive.
Sur le scoring, nous évoquions la différence de gestion du jeu poste bas. Jokic privilégiant le post-up et Sengun le face-up. Si Jokic privilégie le post-up, ce n’est pas simplement parce qu’il n’a pas les qualités pour face-up. C’est aussi, et surtout, parce que cette position lui permet de plus facilement lire les opportunités de jeu qui s’ouvrent.
La circonférence de vue n’a pas la même portée lorsque le regard est face aux coéquipiers que lorsqu’il est face au panier. Là encore, on trouve une différence qui ne permet pas à Sengun de générer autant de jeu que Jokic.
Enfin, il y a l’envie de passer la balle, qui est quasiment inégalable chez l’intérieur de Denver. Même si quelques flashs laissent à rêver sur la créativité de Sengun, la réalité c’est que 62,7% de ses passes sont à destination de VanVleet et Jalen Green, ses deux principaux créateurs de jeu. Là où le Turc n’a que 2 joueurs qui réceptionnent plus de 12% de ses passes, Jokic en a 5 !
Tout cela se traduit forcément dans le nombre de passes faites par match : 74 pour Jokic, 38,1 pour Sengun, qui n’est finalement que le 13e joueur qui fait le plus de passes chez les intérieurs de la Ligue.
Sengun est en réalité un très bon passeur de différence. A l’image de son agressivité au scoring, ses passes sont faites pour créer un décalage final qui amène un bon shoot (5e au nombre d’assists potentielles chez les intérieurs). Il le fait d’ailleurs particulièrement bien en sortie de short roll ou dans des situations « perdues ». Ce n’est cependant pas un hub à jeu et à altruisme, ce que Jokic est.
Dernière statistique utile pour concrétiser ces constats : Sengun est à 26% de paniers assistés créés quand il est sur le terrain, ce qui chez les « big » le situe au niveau de Zion Williamson et Kevin Durant. C’est loin, bien loin des 40% de Jokic, qui règne en maitre.
Coté défense, alpha et omega ?
Même si la NBA a remis les intérieurs au centre de certaines attaques, ils ont toujours une belle plus-value à être des piliers de défense. Et, clairement, ce n’est pas de ce côté du terrain que les deux européens rayonnent.
Première mesure à faire : Sengun n’a que 21 ans, ce qui est extrêmement jeune pour un intérieur. Il est donc tout à fait valable d’argumenter que son jeu défensif n’est pas encore mature.
Les deux joueurs présentent des qualités opposées : Jokic est un roc lent, Sengun est un athlétique léger. Alors, forcément, la comparaison ne va faire que les éloigner.
Le Turc évolue aujourd’hui dans la 5e meilleure défense de la ligue (111.4 de defensive rating). Elle le doit principalement à la qualité de ses défenseurs extérieurs qui, à l’image du Magic d’Orlando, sont tous fiables et capables de tenir les duels. Le roster dispose également d’intérieurs plutôt rapides et bons dans les aides (Tate, Green, Smith Jr). C’est essentiellement grâce à ces qualités que la défense des Rockets fonctionne.
Sur les situations les plus courantes (attaque de cercle et pick and roll), Sengun est utilisé comme un protecteur d’arceau et en drop. Houston est la 3e équipe qui concède la plus grosse efficacité au cercle de toute la ligue. En cela, l’impact de Sengun est indéniable puisque le pourcentage de réussite au cercle quand il est sur le terrain grimpe à 67% contre 62% quand il n’y est pas (source : pbpstats.net). Ce qui sauve les Rockets, c’est leur capacité à en concéder peu, grâce à leur qualité individuelle de duel (4e équipe qui concède le moins de tirs dans la raquette). Sur sa défense de drop, le constat est plus valorisant. Ses qualités athlétiques lui permettant d’avoir une bonne mobilité, il est déjà plutôt bon pour ne jamais être trop bas et pouvoir revenir sur sa protection cercle. Ce que Jokic fait pour le coup excessivement mal.
Dans le duel, là encore, les constats ne sont pas spécialement valorisants pour le Turc. Sengun est très léger. Par conséquent, dans ses duels intérieurs, il souffre de son manque de poids (110kg, ce qui est plutôt comparable à un ailier costaud ou un ailier fort dans la moyenne), quand Jokic peut parfois paraitre ancré au sol comme un lutteur greco-romain (129kg).
Son athlétisme, il le valorise sur les switchs où il arrive plutôt bien à tenir les ailiers. Sur l’extrait ci-dessous, sa mobilité latérale est totalement suffisante pour absorber la « vitesse » de Jovic.
Le meilleur est sans doute à venir pour Sengun, qui devrait être coaché, quelques temps au moins, par ce qui se fait de mieux défensivement dans la ligue. Ses qualités athlétiques devraient ainsi être valorisées.
Le “Baby Jokic”, vraiment ?
Ne partons pas sur le classique « Sengun est avant tout Sengun », qui serait une pirouette pourtant pertinente tant il est vrai qu’il présente un profil unique, mais qui demeurerait malhonnête vis-à-vis des règles induites par la comparaison. L’envie de présenter Sengun comme un “baby-Jokic” me parait avant tout commerciale et liée aux caractéristiques physiques et « culturelles » des deux. Comme si on voulait absolument mettre dans le même paquet ce qui est Serbe et Turc.
En introduction, nous parlions de la capacité de Jokic à créer une tendance autour de son impact sur le jeu. Je crois qu’il faut abandonner l’idée de lui trouver des filiations à partir du moment où le joueur fait des bonnes passes, met des points et est blanc comme neige. Jokic est très clairement hors des standards. Le seul « baby-Jokic » de cette Ligue est probablement Sabonis, bien qu’il soit encore loin de sa productivité.
Sengun est probablement à catégoriser dans le grand registre des intérieurs offensifs modernes avec une bonne vision de jeu, comme peut l’être Bam Adebayo dont il est, à mon sens, plus proche, notamment offensivement.