Entre les 29 novembre 2019 et 2 avril 2021 @BenjaminForant et @Schoepfer68, accompagnés ponctuellement par d’autres membres de la rédaction, ont dressé le portrait de certains des acteurs méconnus ou sous-estimés de la NBA. Au total, ce sont 63 articles qui vous ont été proposés : un par année, entre les saisons 1950 – 1951 et 2009 – 2010, avec quelques bonus par-ci, par-là.
Pour cette saison 2, Le Magnéto change de format. Si l’idée est toujours de narrer la carrière des joueurs dont on parle finalement trop peu, il ne s’agira plus de traverser de part en part la si vaste histoire de la Grande Ligue. Désormais, chaque portrait sera l’occasion de braquer les projecteurs sur une franchise en particulier, avec l’ambition d’évoquer l’ensemble des équipes ayant un jour évolué en NBA, mais également en ABA.
Replongez avec nous dans ce grand voyage que constitue Le Magnéto. Dans ce 71ème épisode, nous vous proposons de revenir sur la carrière de l’atypique Muggsy Bogues, icone des Charlotte Hornets des années 1990.
Carnet de voyage
Il était une fois dans l’Est
Caroline du Nord, 1988
Comme le Heat de Miami, dont nous avons parlé la semaine dernière, mais aussi comme le Magic d’Orlando, dont nous parlerons la semaine prochaine, il convient de revenir au milieu des eighties pour découvrir les prémices des Charlotte Hornets. Il faut dire que le basketball, la Caroline du Nord l’a dans le sang, notamment au niveau universitaire. D’ailleurs, au moment où les négociations s’engagèrent pour la création de la franchise, un jeune arrière passé par la faculté de North Carolina commençait à faire parler de lui à l’échelon supérieur. Son nom ? Michael Jordan.
Difficile toutefois de dire que les prestations universitaires de Sa Majesté contribuèrent à l’implantation d’une équipe à Charlotte, ville la plus peuplée de l’État. Les raisons sont à chercher ailleurs. Tout d’abord, au début des années 1980, la ville attirait aussi bien la population que les investisseurs et connaissait une croissance inégalée dans le pays de l’Oncle Sam. Ensuite, George Shinn, entrepreneur sérieux, parvint à bâtir un projet qui l’était tout autant, en réunissant des hommes d’affaires locaux pour octroyer à la NBA et à David Stern toutes les garanties nécessaires. Enfin, quinte flush royale dans la manche de Shinn, la future franchise pouvait se targuer de – déjà – posséder la plus grande salle de la NBA : la Charlotte Coliseum et ses 24 000 places assises.
Ce cocktail fit mouche et les Charlotte Spirit furent autorisés à débuter leur aventure au sein de la Grande Ligue au début de la saison 1988 – 1989. En effet, le premier nom de la franchise ne fut pas celui qu’on lui connaît aujourd’hui, mais Charlotte ne disputa aucune rencontre dans l’élite sous le nom de “Spirit”. Comme souvent, les dirigeants prirent le parti d’organiser finalement un concours populaire, laissant le choix final aux fans de la franchise.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces derniers n’eurent pas la mémoire courte. Pour comprendre pourquoi l’équipe porte le patronyme de “Hornets” (frelon, en français), il faut remonter à la révolution américaine et à la bataille de Charlotte, qui se déroula au mois de février 1780. Occupée par une colonie Britannique, la population lutta et tenta de bouter l’envahisseur en-dehors de sa ville. L’abnégation de la lutte fit dire au Lord General Cornwallis, chef des troupes Britanniques :
“La ville s’est transformée en véritable nid de frelons“.
Il n’en fallut pas plus pour faire la fierté de toute une ville, même deux siècles plus tard.
Pour ses grands débuts, la franchise réalisa un véritable coup de maître… stylistique. Brisant les codes officieux de l’époque, l’équipe opta pour des maillots couleur “bleu sarcelle / violet” lançant non seulement une mode (les Pistons, les Grizzlies firent un choix similaire quelques années plus tard), mais créant surtout un engouement sans précédent pour un jersey.
Avec une équipe composée de quelques vétérans, tels que Kelly Tripucka, Robert Reid ou Kurt Rambis, les Hornets disputèrent leur première rencontre le 4 novembre 1988, pour une très large défaite face à Cleveland (- 40). Dans le roster, bien que remplaçant au coup d’envoi, se retrouvait un jeune meneur de jeu étonnant, qui venait d’être sélectionné par la franchise au cours de la draft d’expansion. Son nom ? Muggsy Bogues.
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Pendant ce temps là, entre le Maryland, la Caroline du Nord et le District de Columbia
S’il y a bien un domaine où sévissent les idées préconçues sur le physique, c’est bien le sport. Ainsi, mieux vaut être petit et tonique si vous devez naviguer entre des barres asymétriques. De même, si vous vous juchez sur le dos d’un cheval en espérant qu’il atteigne la ligne d’arrivée le plus vite possible, mieux vaut peser moins que lui. Par contre, si vous espérez réaliser une grande carrière de volleyeur ou de basketteur, il est généralement conseillé de ne pas lésiner sur les centimètres et les kilogrammes.
Difficile de dire que Tyrone Curtis Bogues entre dans ce carcan. Surnommé Muggsy, le meneur poussa ses premiers cris le 9 janvier 1965 à Baltimore. La raison pour laquelle il ne pourrait jamais correspondre au profil type du joueur NBA se trouve profondément ancrée dans ses gênes ; Maman culminait à1m48 là où Papa n’était mesuré qu’à 1m66. Dès lors, il était peu probable que l’union charnelle des deux personnes puisse donner naissance à un titan.
Garder le bon cap, malgré tout
Ce n’est pourtant pas là le drame de la jeunesse de Tyrone. Le drame, c’était la jeunesse de Tyrone, en général. À l’âge de 5 ans, le propriétaire d’un bar lui tira dans les jambes et dans les bras à la carabine à plomb. Ce n’était évidemment pas le bambin qui était visé. À peine plus tard, il fut témoin d’un meurtre à la batte de baseball. Il dira plus tard que cette horreur l’a inconsciemment propulsé dans le monde des adultes sans passer par la case adolescence. Il n’était malheureusement pas au bout de ses peines, puisqu’à peine entrait-il au collège que son père était condamné à 20 ans de prison ferme pour vol à main armée tandis que son grand frère tombait dans les affres des drogues dures.
Pour se forger en tant qu’enfant puis en tant qu’homme, il y a évidemment plus simple. Il est peut-être là, le plus grand exploit de Muggsy : traversant un monde de crimes et délits, baignant dans un environnement toxique qui aurait pu entraîner n’importe qui dans de sales affaires, en prison ou entre six planches, il parvint à rester dans le “droit” chemin. Pour cela, il se plongea dans le sport ; le basketball, évidemment, mais aussi le baseball et même la lutte. C’est toutefois avec le ballon de basket qu’il s’avéra le plus doué. Au lycée, en compagnie de Reggie Williams (4ème de la draft 1987) et de Reggie Lewis (futur all-star, décédé en 1993 d’une attaque cardiaque sur les parquets), il mena une équipe restée invaincue pendant deux années consécutives : 29 – 0 lors de sa troisième année, 31 – 0 lors de la dernière.
Ses performances lui ouvrirent les portes de l’université de Wake Forest, en Caroline du Nord, celle-là même qui vit les cursus universitaires de Tim Duncan et Chris Paul bien des années plus tard. Si sa première année sous les couleurs des Demon Deacons fut absolument anecdotique (10 minutes de jeu par match, 1,2 point et 1,7 passe décisive de moyenne), son rôle explosa véritablement l’année suivante. Petit à petit, Bogues gagna ses galons de titulaire, pour terminer son cursus long de quatre années en véritable boulet de canon. Il gagna aussi le respect de ses coéquipiers :
“Il est tellement fort que j’ai parfois l’impression qu’il me regarde de haut“, Ralph Kitley, pivot de 2m10.
Excellent passeur, intercepteur hors norme et défenseur tout terrain particulièrement pénible, il termina sa 4ème et dernière année avec 14,8 points, 3,8 rebonds, 9,5 passes décisives et 2,4 interceptions de moyenne. Juste avant cela, il fit partie de l’équipe nationale qui remporta le championnat du monde en 1986, en venant à bout du rival soviétique en finale.
Il s’inscrivit à la draft 1987, quittant le circuit universitaire en tant que meilleur passeur et intercepteur de l’histoire de sa conférence. Avec leur 12ème choix, les Bullets de Washington firent l’inédit “pari Muggsy Bogues”.
Découverte de l’exigence professionnelle
Sur le papier, cette équipe de Washington était plutôt compétitive, bien que vieillissante. On y retrouve un triple MVP, Moses Malone, mais aussi une autre ex-superstar, Bernard King. Celui-ci, âgé de 31 ans, revient cependant d’une terrible blessure au genou, mais ne tardera pas à retrouver un niveau exceptionnel. À côté d’eux, on retrouve l’arrière Jeff Malone, double All-star et encore présent aujourd’hui dans le top 100 des meilleurs scoreurs de l’histoire de la Grande Ligue (97ème, 17 231 points).
Sous la houlette de Kevin Loughery, ancien joueur de la franchise, Muggsy prit place sur le banc des remplaçants. Il possédait toutefois un vrai rôle et un temps de jeu qui dépassait très régulièrement la vingtaine de minutes. Il ne fit d’ailleurs pas de complexes pour sa grande première : 10 points, 3 rebonds, 6 passes décisives et 4 interceptions. Certes, une telle ligne statistique est courante, même chez les rookies, puisqu’on la retrouve à 446 reprises depuis 1973, date à laquelle les interceptions et les contres furent comptabilisés. Par contre, elle s’avère particulièrement rare si l’on ne s’intéresse qu’à l’opening game, car ils ne sont alors plus que 5 sur la ligne d’arrivée : Alvan Adams, Hersey Hawkins, LeBron James, Michael Carter-Williams et Muggsy Bogues.
Dans une équipe qui ne tiendra aucune de ses promesses, malgré une qualification en playoffs (38 victoires, élimination au premier tour face aux Pistons), Bogues prit ses marques. Très inconstant au scoring, il parvint tout de même à exporter en NBA les qualités qui étaient les siennes à la fac : la gestion du jeu, l’activité sur les lignes de passe et la défense. Nous reviendrons sur ce dernier aspect plus tard. Pour ce qui est des deux premiers, le meneur excellait ; par exemple, dans une énième défaite – déjà – face à Houston, il ajouta 14 passes décisives (son record de la saison) à ses 13 points et 4 interceptions.
De cette première saison, il ne reste finalement que deux choses. La première, c’est l’une des photos les plus iconiques et surréalistes de l’histoire de la Grande Ligue, aux côtés de Manute Bol.
La seconde, c’est une ligne statistique peu fréquente : 5 points, 5,1 passes décisives et 1,6 interception en 79 rencontres. Ainsi, à l’issue de la saison, il avait réalisé plus de passes décisives qu’il n’avait inscrit de points : 393 points, 404 passes. Cet exercice nous permet déjà de mettre en exergue ce qui deviendra la spécialité du bonhomme : la propreté. Il affichait ainsi un ratio de passes décisives / balles perdues de 4 (101 pertes de balle sur l’année). Autrement formulé, pour 1 ballon perdu, il envoyait 4 passes décisives aux copains. Seuls Don Buse et José Calderon perdirent moins de ballon tout en réalisant autant de passes sur l’entièreté d’une saison, étant précisé que si le premier disputa les 82 rencontres de l’exercice, l’espagnol ne prit part qu’à 68 d’entre elles.
La saison sportive s’acheva donc au premier tour des playoffs, au cours desquels le meneur, blessé, ne disputa en tout et pour tout que 2 petites minutes. Néanmoins, le véritable acte déterminant de cette fin de saison se tint le 23 juin 1988. Les deux nouvelles franchises, le Heat et les Hornets, participèrent à une draft d’expansion. Autrement dit, chaque équipe put piocher dans le roster des autres franchises pour se constituer son propre effectif. Évidemment, ces dernières possédaient la faculté de “protéger” certains leurs meilleurs joueurs : 8 en tout. Les autres joueurs pouvaient donc être sélectionnés par les petites nouvelles.
Avec les choix 1, 3 et 5, Miami fit le choix d’Arvid Kramer, Billy Thompson et Fred Roberts. Charlotte, avec le second et le quatrième, sélectionna Dell Curry et Dave Hoppen. Avec le pick #6, les dirigeants attirèrent Muggsy Bogues en Caroline du Nord. Celui-ci n’eut donc pas d’autre choix que de faire ses valises et de rejoindre Charlotte.
Coup de foudre à Charlotte
Seul au monde, ou presque
Excité et sans rancune. Voilà les sentiments partagés par le meneur lorsqu’un journaliste lui demanda ce qu’il ressentait après sa “seconde draft“. Son statut n’évolua que très peu au sein de sa nouvelle équipe, puisqu’il demeura cantonné au rôle de second meneur, avec sa grosse vingtaine de minutes par soir dans une équipe qui n’était pas encore taillée pour le haut niveau et qui termina l’exercice avec 20 victoires.
Avec un usage rate ridiculement faible (13,6 %, ce qui signifie qu’il terminait une action de son équipe par un tir, une passe décisive ou un ballon perdu seulement 13,6 % du temps), il parvint tout de même à distribuer le jeu. Si Kelly Tripucka continua de se régaler offensivement, les passes de Muggsy n’y étaient pas pour rien. D’ailleurs, les outils statistiques d’aujourd’hui nous permettent de constater que le n° 1 des Hornets est le spécialiste historique de ces saisons conclues avec un très faible taux d’usage mais avec un nombre impressionnant de passes décisives. Il s’agit là du corollaire évident de sa propreté sans faille, qu’il confirma au cours de cette saison sophomore, conclue 1,6 ballon perdu par soir pour 7,8 caviars distribués.
D’ailleurs, lors du 79ème match de cet exercice, perdu face aux Celtics de Boston, il devint tout bonnement le premier joueur de tous les temps à réaliser au moins 19 passes décisives sans perdre ne serait-ce qu’un seul ballon : 4 points, 6 rebonds, 19 passes décisives, 0 turnover.
Il passa un nouveau cap individuel en 1989 – 1990. Si les Hornets étaient constants dans la médiocrité (19 victoires, 63 défaites), Bogues s’affirma comme la pierre angulaire de l’effectif. Évidemment, il ne s’agissait pas d’attendre de lui des performances offensives exceptionnelles, car il n’était pas fait de ce bois là. Par contre, culotté était le bookmaker qui pariait que le meneur d’en face allait passer une bonne soirée. Quand vous aviez Muggsy sur le râble, atteindre la ligne médiane dans le temps imparti était déjà un combat :
“Dès que tu posais ton dribble, Muggsy te subtilisait le ballon et il était déjà parti avec avant que tu ne t’en rendes compte“. disait Doc Rivers.
Teigneux et paradoxalement très encombrant, il faisait donc passer un calvaire aux extérieurs adverses. Ce n’est pas Tim Hardaway qui vous dira le contraire, lui qui fut limité à 2 petits points en 26 minutes lors de la 8ème rencontre de la saison, remportée d’un petit point par les Hornets face aux Warriors du Run TMC. Non content d’avoir annihilé le Killer Crossover, Bogues fut également particulièrement actif dans la moitié de terrain adverse, en réalisant une prestation “John Stocktonesque” : 13 points, 17 passes décisives et 7 interceptions.
Le cap passé, c’est également celui de son statut officieux au sein du roster des Hornets. Quand bien même était-il encore jeune et inexpérimenté (25 ans, 3ème saison), Bogues s’imposa presque naturellement comme le général vocal de l’équipe, comme l’indiquait Dell Curry, père de :
“Nous faisions ce que Muggsy disait. Il était notre général et nous lui avons fait confiance balle en main“.
Cette confiance, le meneur la rendit à ses coéquipiers, en même temps qu’il les mettait sur orbite en direction du panier adverse. Si John Stockton était le meilleur passeur de la Ligue du pur point de vue prolifique, profitant d’ailleurs de la saison 1989 – 1990 pour réaliser le meilleur exercice de tous les temps en la matière (14,5 passes par soir) et que Magic Johnson foulait encore les parquets, Muggsy Bogues s’imposa comme une autre référence dans le domaine. Ainsi, il termina cette saison en tant que 4ème meilleur passeur, avec 10,7 occurrences par soir. Il se classa devant quelques passeurs de référence, comme Isiah Thomas, Mark Price ou Terry Porter.
Il frôla même le double-double de moyenne, puisqu’il acheva là ce qui fut jusqu’alors sa meilleure saison au scoring (9,4 points / match). Ses performances furent récompensées par les aficionados de l’équipe, qui le nommèrent meilleur joueur de la saison.
Les saisons se suivirent et se ressemblèrent. Autrement formulé, les Hornets continuèrent à servir de punching-ball de la conférence Est, notamment parce qu’aucun joueur du roster ne pouvait prétendre à être considéré comme un franchise player. La depth chart de la saison suivante est d’ailleurs triste à mourir et explique à elle seule pourquoi les résultats collectifs de l’équipe peinaient à décoller. Dans ce marasme, Bogues faisait figure de coqueluche et de rayon de soleil quotidien pour des supporters qui en avaient bien besoin.
Si la chance sourit aux audacieux, elle finit également par sourire aux plus nécessiteux. À l’issue de la troisième saison de l’histoire de la franchise, dont le meilleur bilan plafonne à 26 victoires (20, 19 puis 26, pour un total de 65 victoires en trois ans, soit plus ou moins le total que peuvent espérer les Suns en cette saison 2021 – 2022), Charlotte obtint le first pick de la future draft. Le front-office fit l’impasse sur le meneur Kenny Anderson, considérant que Bogues était loin de constituer la problématique principale de l’équipe. Dès lors, c’est Larry Johnson qui fut sélectionné, en provenance de l’université du Nevada. Il s’agit là de l’acte de naissance du premier véritable one-two punch des Charlotte Hornets.
Celui-ci ne fit pas immédiatement ses preuves, quand bien même l’exercice suivant s’acheva avec 31 victoires. Néanmoins, Muggsy continuait d’alimenter ses coéquipiers en offrandes, affichant d’ailleurs à nouveau le meilleur ratio passes décisives / balles perdues, ce qui devint une habitude pour lui. Avec 8,9 points et 9,1 passes décisives par soir, en convertissant 47,2 % de ses tentatives, il fut le coéquipier idéal pour le rookie qu’était alors Johnson, mais également pour Kendall Gill, arrière sophomore proche du niveau All-star cette année-là. Néanmoins, quand bien même les deux joueurs précités semblaient avoir un impact supérieur sur le jeu des Hornets que celui de Bogues, celui-ci continua d’être le métronome de l’équipe. L’équation était simple : chaque fois que le meneur scora au moins 15 points, ce qui n’arrivait clairement pas tous les soirs, vous l’aurez compris, Charlotte gagnait (bon, d’accord, pas à chaque fois : 6 fois sur 7).
Il semblerait que la chance aime également sourire aux courageux. La loterie 1992 fut à nouveau chanceuse, en octroyant à la franchise le second choix, avec lequel, vous le savez désormais, le front-office opta pour Alonzo Mourning.
La montée en puissance
Muggsy Bogues, Kendall Gill, Johnny Newman, Larry Johnson, Alonzo Mourning. Cette fois-ci, la depth chart ne fait plus pleurer. Elle ne fait plus rire la galerie non plus. Pour la première fois, les Hornets possédaient un effectif compétitif et caressaient l’espoir d’enfin découvrir les joies des playoffs. Ils y parviendront.
Avec un secteur intérieur effrayant, il ne manquait aux Hornets qu’un léger step-up de leur général pour définitivement changer de dimension. La première rencontre de la saison lança les hostilités : victoire face aux Bullets (+ 7), avec 27 points et 13 rebonds de Big Mama, mais aussi 15 points, 14 passes décisives et 3 interceptions pour Bogues. Celui-ci, dont le taux d’usage était toujours très bas en comparaison de sa production quotidienne, entama une petite révolution dans son jeu. Celle-ci fut initiée par Allan Bristow, son coach, qui lui donna étrangement plus de responsabilités au scoring.
Avec cette équipe qui galopait à en faire perdre la tête aux adversaires (seconde PACE de la Ligue), dans la salle la plus remplie du pays, Charlotte connut une hype aussi inattendue qu’impressionnante. Les trentenaires parmi vous ne nous contrediront pas. Les joueurs, loin d’être inhibés, vont surfer dessus, bien emmenés par un général en chef dont le début de saison ressemble au plat fantasmé de nos dirigeants : caviar, caviar, caviar. Au soir de la 25ème rencontre, veille de Noël, Muggsy inscrivait 12 points de moyenne et distribuait 10 passes décisives par soir, tandis que les Hornets possédaient un bilan positif, ce qui est suffisamment rare pour être signalé.
Si le mois de mars 1993 fut catastrophique, les frelons se qualifièrent assez aisément en playoffs. Ils passeront d’ailleurs le premier tour, pour échouer en demi-finale de conférence face aux Knicks de Patrick Ewing. Ce même Ewing fut d’ailleurs le bouffon de la meilleure farce tendue par Muggsy Bogues au cours de sa carrière. À tout le moins, le pivot new-yorkais fut, à l’insu de son plein gré comme dirait l’autre, la victime de l’action la plus iconique du meneur. C’est ainsi que lors de la 76ème rencontre de cette saison régulière, que les Knicks remportèrent de peu, Bogues, pourtant jusque-là discret, s’éleva derrière l’immense Pat pour le contrer (à la 20ème seconde de la vidéo) :
Les deux saisons suivantes des Hornets vous ont été narrées la semaine dernière. Passons donc dessus rapidement, en nous concentrant sur les performances de leur n°1. Celui-ci profita effectivement de l’exercice suivant (1993 – 1994), son 7ème dans l’élite, pour atteindre quelques sommets étonnants. Le premier se déroula face à Detroit en fin de saison régulière, dans une rencontre aisément remportée par Charlotte, au cours de laquelle Muggsy marqua 18 points, distribua 5 passes décisives, intercepta 2 ballons, mais surtout attrapa 10 rebonds. Énoncé comme cela, cela peut paraître banal. Justement, cela ne l’est pas ; parmi les 12 joueurs répertoriés à moins d’1m75 dans l’histoire, et évidemment selon les chiffres disponibles en fonction des époques, il semblerait bien que Bogues soit l’unique joueur a avoir un jour gobé 10 rebonds. Par exemple, Spud Webb, meneur d’1m70 monté sur ressort qui remporta le dunk contest en 1986, se contenta d’un record à 9 prises.
Plus encore, le meneur des frelons claqua son record en carrière à la passe décisive à la fin du mois de novembre 1993, puisqu’à ses 14 points et 7 rebonds, il envoya 19 offrandes, qui profitèrent largement à ses deux intérieurs.
Enfin – et surtout – il termina la saison régulière en double-double “points / passes décisives” de moyenne ! Il s’agit là de la première et de l’unique fois de sa vie professionnelle, qui allait encore durer jusqu’en 2001. Une fois encore, la performance peut paraître anodine. Encore une fois, détrompez-vous. Un tel double-double n’a été réalisé que 91 fois depuis la création de la Grande Ligue. À eux 6, Magic Johnson, Steve Nash, Chris Paul, Oscar Robertson, John Stockton et Isiah Thomas cumulent 41 occurrences. Par exemple, Tiny Archibald, Gilbert Arenas, Tim Hardaway ou Mark Jackson n’ont terminé qu’un seul exercice avec a minima 10 points et 10 passes décisives de moyenne. C’est autant que Muggsy Bogues.
En effet, cette saison 1993 – 1994 fut conclue avec 10,8 points et 10,1 passes décisives en 77 rencontres. Si le chiffre au scoring est évidemment anecdotique, celui à la passe fit de lui le second distributeur de l’exercice, derrière l’inusable John Stockton. À peu de chose près, Bogues aurait pu prétendre à disputer le All-star game 1994, honneur qu’il ne connaîtra jamais. En effet, derrière Mark Price et Mookie Blaylock, dont les candidatures étaient très solides en raison d’excellentes performances individuelles et d’un bilan collectif sérieux, c’est B.J Armstrong qui fut sélectionné en tant que troisième meneur de la conférence Est. Nous vous laissons vous faire votre propre avis sur la pertinence du choix.
La trentième bougie est soufflée. Alonzo Mourning s’apprêtait à être échangé au Heat contre Glen Rice. Alors qu’il sortait, une nouvelle fois, une excellente saison individuelle (11,1 points, 8,7 passes décisives), Muggsy affronta Chicago en playoffs 1995. L’occasion pour lui de se coltiner le revenant Michael Jordan drapé dans son n° 45. Celle, pour nous, de tordre le cou à une rumeur qui court sur les deux joueurs. Il se murmure en effet, aujourd’hui encore, que Jordan aurait “ruiné” la carrière du meneur Charlottéen par un trashtalking bien senti. Lors du game 4 décisif (Chicago menait 2 – 1 et pouvait remporter la série), les Bulls menaient d’un point dans les toutes dernières secondes de la partie. La balle est dans les mains de Bogues. Au moment de tirer, Jordan lui lança :
“Tire donc, p*tain de nain !”.
Bogues tira. Et rata. Chicago remporta le match et la qualification en demi-finale de conférence. Tout aurait pu s’arrêter là. Toutefois, la légende raconte qu’après cela, Muggsy n’a plus jamais eu confiance en son tir. En somme, ce trashtalking – peu original au demeurant – aurait mis un terme à sa carrière. Il n’en est rien. En guise de preuve, rappelons qu’en fin de carrière, au fond du trou, le bonhomme tirait encore à 49,4 % de réussite (pour 45,8 % en carrière). Par contre, ladite carrière connaissait effectivement son épilogue. La faute non pas à des paroles prononcées par un adversaire, mais à des genoux qui cédèrent définitivement.
La descente aux enfers
Lorsque nous disions que ces playoffs 1995 constituèrent le glas de la carrière d’un meneur pourtant seulement âgé de la trentaine, nous exagérions. Néanmoins, cette blessure au genou, qui nécessita une arthroscopie, laissa le joueur sur le banc toute la saison 1995 – 1996, ou presque (6 matchs disputés, 2,3 points par match). À son retour, l’année suivante, après une apparition dans le premier Space Jam aux côtés de Jordan, il avait perdu sa vista. Pourtant, dans le sillage d’un Glen Rice extraordinaire et 5ème au classement du MVP 1997, Charlotte réalisa la meilleure saison de son histoire, avec 54 victoires. Quelques 25 années plus tard, ce record tient toujours.
En playoffs, les Knicks ne firent qu’une bouchée des frelons, auxquels il manquait quelque chose. Une âme, peut-être. Bogues n’était plus capable d’attaquer le cercle et de défier les gros sur pénétration avec autant d’agilité qu’avant. Plus prévisible, et ne pouvant évidemment pas compenser cette perte par sa longueur, il devint l’ombre du joueur qu’il était encore une année avant, lorsqu’il faisait vivre un calvaire à chaque meneur et cela des deux côtés du parquet.
La semaine passée, nous avons convoqué la verve du défunt Jacques Chirac. Qu’il nous soit permis de recommencer, parce qu’il semblerait que les malheurs, à l’instar des cons et des emmerdes, volent eux aussi toujours en escadrille. Après la blessure et une tentative avortée de renaissance, voilà que Charlotte lâcha son meneur. Dans tous les sens du terme. Ce faisant, la franchise fit ses adieux à son joueur le plus iconique, à son cœur et ses tripes. À une époque, presque.
Bogues fut envoyé de l’autre côté du pays, à Golden State, contre B.J Armstrong, tiens donc. Il y passa une saison et demie, les pires de l’histoire de la franchise. Libre à la fin de son contrat, et non-resigné en raison de ses piètres performances, il signa à Toronto. Il marquait alors 5 points par matchs, grand maximum. Même les passes n’arrivaient plus dans les mains des coéquipiers. Alors, après son trade vers les Knicks en février 2001, il décida de raccrocher les chaussures sans jamais porter le maillot de la Grosse Pomme.
La place au box-office des Hornets
Pour conclure et tenter de prendre conscience avec acuité de l’impact qu’a eu Muggsy Bogues sur les Hornets, sur la NBA et sur le monde, donnons d’abord la parole à Kevin McHale :
“Tyrone est l’adversaire le plus difficile contre lequel j’ai joué“.
Pouvons-nous rappeler que le hall-of-famer des Celtics a affronté Magic Johnson à son prime ? Si McHale n’était en aucun cas ironique, c’est parce que Bogues, surnommé The Human assist à Wake Forest, avait un cœur immense, une vélocité époustouflante et une hargne unique. Ceci, Alonzo Mourning le résuma avec beaucoup de pertinence, une fois n’est pas coutume :
“Muggsy pénétrait dans la raquette, et c’était d’ailleurs assez difficile de croire qu’il le ferait vraiment. Aussi petit qu’il était, il se frottait aux grands. Il jouait de manière phénoménale, c’était très amusant de jouer avec lui“.
Il faut dire que longtemps durant, le pouls des Hornets fut calqué sur celui de son meneur. Si Kemba Walker est passé par-là bien des années plus tard et atteignit des sommets que Bogues n’a jamais frôlés, celui-ci demeure encore classé très haut dans les ratings de la franchise :
Alors certes, d’un point de vue purement intrinsèque, Muggsy ne peut prétendre à être l’une des figures marquantes de l’histoire des Hornets, quand bien même, nous l’avons souligné, réalisa-t-il quelques prestations de haut vol. Par contre, pour sa fidélité, sa motivation et, il faut bien l’avouer, son atypisme, il doit selon nous impérativement figurer dans le top 5 des joueurs les plus marquants de la franchise au frelon.
Ce n’est pourtant pas là sa plus grande fierté :
“À Baltimore, dans mon quartier, je suis la petite vedette du coin. Les gosses viennent me saluer, ils se sentent proches de moi, ça leur donne confiance pour accomplir quelque chose de bien plus tard. Les différences – la taille, la couleur de peau, la religion, le rang social – n’ont plus d’importance pour eux. C’est cela, ma plus grande victoire“.
À défaut d’être un homme grand, Tyrone Bogues fut et est un grand homme, ce qui est infiniment plus enviable.