Si le haut de la draft 2021 semble présenter quelques uns des tous meilleurs prospects des dernières années, elle pourrait très bien être la première depuis 2013 sans prospect européen sélectionné au cours de la loterie. Sans successeur apparent à Luka Dončić, Nikola Jokić ou Giánnis Antetokoúnmpo, cette classe de draft européenne regorge toutefois de futurs joueurs de complément compétents en NBA. A quelques heures de la draft, focus sur un de mes prospects favoris de ces dernières années, Rokas Jokubaitis.
Annoncé en fin de loterie en début de saison, Rokas Jokubaitis n’apparait que rarement au premier tour dans les classements spécialisés. Comment expliquer cette chute, alors que le jeune meneur lituanien réalise à 20 ans la meilleure saison de sa jeune carrière ? Responsabilisé en Euroleague avec le Zalgiris Kaunas, il a brillé par séquences, surnageant par sa vision du jeu, mais a parfois souffert de l’irrégularité de son tir extérieur. Dans ce que beaucoup ont considéré comme un biais de récence dû à l’explosion de son concurrent direct en playoffs, Rokas Jokubaitis fut coiffé au poteau par Usman Garuba pour le titre du meilleur jeune joueur de l’Euroleague. Alors que ce dernier semble s’en aller tout droit vers la NBA, Jokubaitis a quant à lui signé au FC Barcelone, où il retrouvera sur le banc l’homme qui l’a lancé en Euroleague, un certain Šarūnas Jasikevičius. S’il serait extrêmement surprenant de ne voir aucune équipe jeter son dévolu sur Jokubaitis au deuxième tour, peut-il prétendre à rejoindre la NBA à court terme ? Ou bien rentrera-t-il dans la catégorie des éternels espoirs jamais prêts à franchir l’Atlantique durablement ? J’opte plutôt pour la première proposition, et vous présente ici pourquoi.
Profession de foi : une analyse biaisée ?
Il est facile, lorsqu’on regarde beaucoup un jeune joueur se développer, de tomber amoureux de son talent et de son style de jeu. L’idée qu’on se fait de lui comme joueur dans le futur prend le risque d’être faussée à mesure qu’on ne le regarde plus qu’au prisme de ses réussites, négligeant des défauts désagréables à reconnaitre, mais bien réels. J’entretiens cette relation avec Rokas Jokubaitis.
Résultat d’une convergence de biais cognitifs, le jeune lituanien a longtemps représenté pour moi un prospect d’un plus grand cru. Ma passion pour les petits pays producteurs de grands talents m’a forcément tourné vers le meneur né dans une petite ville dans le nord-ouest de la Lituanie. Mon amour pour Rokas est aussi résultat de mon attrait pour le Zalgiris Kaunas, équipe que je décrivais au cours d’un podcast pour Celtics France comme « l’équipe parfaite de hipster », tant le jeu offensif proposé par Martin Schiller, « le Brad Stevens allemand », était agréable à voir jouer. Enfin, impossible pour moi de ne pas tomber sous le charme d’un meneur européen grand par la taille et le talent aux passes magnétisantes et capable de défendre sur les arrières et les plus petits des ailiers.
Mais voilà, ce profil est-il aujourd’hui recherché en NBA ? Rokas Jokubaitis est un magnifique joueur, mais l’est-il aux yeux de la grande ligue américaine ? Non pas que cela soit un impératif, Jokubaitis est déjà promis à une grande carrière sur le Vieux-Continent, mais il est nécessaire de questionner sa compatibilité avec une ligue qui se veut toujours plus athlétique, toujours plus tournée vers la menace du scoring et dans laquelle le moindre défaut est exacerbé à mesure que les matchs comptent.
Cet article est alors pour moi l’occasion de vous présenter les raisons du coup de foudre, sans toutefois ignorer les orages bien présents dans son jeu.
Qualité de passe et vision de jeu : deux qualités transposables en NBA
Est-ce un cliché de dire d’un joueur européen, particulièrement un meneur, qu’il a une vision de jeu supérieure à la moyenne ?
L’intelligence de jeu est, à l’image de la notion de “qualités athlétiques” d’un joueur, devenue sujette à dérive. Au prospect européen qu’on qualifiera de “joueur intelligent”, on opposera le prospect US “véritable athlète”, alors même qu’il est difficile d’entendre ce que ces deux notions très vastes regroupent réellement et qu’elles sont, par ailleurs, totalement compatibles.
Alors, la question mérite d’être posée : est-on ici dans le cliché, oui ou non ?
Rokas Jokubaitis ne fait pour moi pas partie de cette catégorie. Le visionnage de ces matchs ne vous laissera aucun doute : le garçon voit très bien le jeu et sait exploiter les décalages qu’il perçoit. Il affichait l’année dernière des belles moyennes en Euroleague à la passe, avec 2,5 passes par match en 20 minutes de moyenne (3,95 en ligue lituanienne). Au-delà du chiffre brut peu imposant, il présentait un Assist %[1] de 23,1%, le plaçant dans le meilleur cinquième de l’Euroleague (81%tile).[2] Bénéficiant du beau système offensif mis en place par Martin Schiller, les arrières de Kaunas affichent d’ailleurs tous de belles moyennes, notamment Thomas Walkup et Lukas Lekavicius.
Capable d’utiliser sa grande taille (1.93 (6’3’’selon le site de l’Euroleague) pour voir au-dessus et autour des défenseurs, Jokubaitis n’excelle pas seulement à trouver le joueur démarqué. Il excelle à le servir dans le bon timing, et seulement là où lui seul peut l’attraper, à la manière d’un bon quarterback.
En témoigne son nombre admirablement faible de balles perdues lorsque l’on considère son jeune âge et la complexité de certaines passes tentées : seulement 1.5 par match en Euroleague, 1.28 en LKL.
Créateur secondaire avec le Zalgiris, il laissait la plupart du fardeau offensif à Thomas Walkup et Marius Grigonis, Rokas Jokubaitis trouvera ce même rôle dans la superteam assemblée au Barca. Le voir évoluer aux côtés de Nick Calathes en tant que deuxième arrière devrait le rapprocher au maximum de son rôle en NBA, où il ne sera pas donné autant de responsabilités balle en main. Il pourra, au Barca, profiter de la gravité de ses coéquipiers (Calathes, Cory Higgins, Kyle Kuric, Nikola Mirotic), dans un rôle assez similaire à ce qui sera attendu outre-atlantique.
Manipulation et pick and roll : le nerf de la guerre en NBA ?
Peut-être aucun de secteur n’est autant éclaboussé par le génie Jokubaitis que le Pick and Roll. Hégémonique en NBA, Rokas a pu profiter des expériences de Martin Schiller pour briller. Tant sur la variété d’approche, les angles et les organisations collectives après la pose d’écran, le système mis en place par Martin Schiller a confronté Rokas Jokubaitis à une variété importante de situations.
https://youtu.be/13ZJnczzf0o
Sa vision de jeu et sa qualité de passe lui permettent d’être létal sur pick and roll. Ses longs bras lui permettent de souvent faire des passes autour du défenseur du poseur d’écran qui sort sur lui (step-out ou hard hedge). Sa capacité à faire une passe dans le dribble, surtout main gauche, l’aide à délivrer des passes précises et dans le bon timing et à des angles variés :
Le profil de Rokas Jokubaitis met en exergue un avantage important que conservent les prospects internationaux à l’expérience Euroleague. Avec la répétition des possessions comme porteur de balle, il s’est confronté à de nombreux types de défense, à la variance importante d’un match à l’autre. Drop, switch, step out, trappe… Autant de défenses que Rokas a appris à apprivoiser, lui permettant de développer une bonne patience, ainsi qu’un bon court-mapping sur les situations de pick and roll : terme à la mode sur Twitter, une bonne capacité de court-mapping permet à un joueur de lire le terrain (aides défensives, mouvements offensifs) et de prendre les bonnes décisions instinctivement.
Surtout, et le TQO de juillet l’a bien montré, avec des partenaires de pick and roll de haut niveau (Jonas Valanciunas, Domantas Sabonis), Jokubaitis brille par sa patience, sur pénétration où il semble toujours sous contrôle, mais aussi après avoir pris l’écran. Et c’est sûrement là un atout important face à d’autres playmakers de son âge, enclins à la précipitation et donc à des décisions plus aléatoires. Excellent sur jeu intermédiaire, il est un lecteur avide des choix du défenseur du poseur d’écran, prêt à punir sur floater ou à servir son partenaire.
Cette patience lui sera d’autant plus utile dans une ligue comme la NBA qui privilégie la défense « drop », durant laquelle le défenseur du poseur d’écran descend bas pour protéger le cercle. Il pourra alors mettre à profit le mouvement « snake » qu’il apprécie, et qui a été popularisé notamment par Chris Paul, qui consiste à naviguer derrière l’écran pour aller chercher la zone libre.
Une capacité de drive sous-côtée en Europe, transposable en NBA ?
Cataloguer Rokas Jokubaitis comme un seul floor general et gestionnaire, si ça n’a rien de péjoratif, est peut-être un peu réducteur. Bon joueur à la percussion malgré un manque d’explosivité verticale et un premier pas qui ne peut pas être qualifié de rapide, c’est surtout sa compréhension des angles qui lui permet de se faufiler entre les défenseurs, rappelant parfois la deuxième partie de carrière de Manu Ginobili. Slasher capable à la réception d’une passe, sa capacité de percussion lui permet de mettre en avant ses très bonnes lectures pour trouver des coéquipiers ouverts après les décalages, en drive-and-kick.
Le drive-and-kick – aller vers le cercle et ressortir en passe – reste pour l’instant la meilleure solution après ses drives. Mise à part les situations où il est capable de prendre son défenseur de vitesse dès le premier pas en allant vers sa main gauche, ce qui sera de plus en plus rare en Liga ACB ou en NBA, il n’est pas un finisseur remarquable près du cercle. Il paye ici son manque de verticalité, il est rare de le voir finir au-dessus du cercle, mais aussi une main droite incapable de finitions complexes, qui le rend beaucoup plus prévisible.
Et c’est là qu’on touche à une faiblesse inhérente à son profil : aussi bon créateur pour les autres soit-il, ce n’est qu’en développant la menace personnelle de son scoring qu’il pourra en NBA s’ouvrir les fenêtres de playmaking, l’ère des passeurs uniques étant révolue. A ce titre, il sera primordial pour lui d’être capable de créer de la séparation en NBA, en étant plus incisif balle en main. Plus d’aisance balle en main, notamment la main droite, et une amélioration de son handle pour lui permettre d’aller plus loin dans l’action.
Le tir extérieur : seule ombre majeure au tableau ?
Mais surtout, au-delà de toute amélioration du dribble, de sa main droite, et le développement de sa confiance en son tir intérieur, ce qui sépare Rokas Jokubaitis d’un joueur à la place pérenne en NBA, c’est son tir extérieur. Le développement de ce dernier est potentiellement la clé de la suite de sa carrière, quelle soit en Europe ou en NBA.
Ses stats brutes ne sont pourtant pas alarmantes : 39% en Euroleague, 33% en LKL cette saison, mais à un volume trop faible pour être significatif, avec respectivement 1.58 et 2.12 tentatives.
Malgré une mécanique fluide, les plus pointilleux pointeront du doigt la rotation vers la droite de son corps au moment du lâcher et le toucher qu’on lui connait dans la zone intermédiaire, Rokas Jokubaitis ne donne que peu d’assurance qu’il peut être un tireur régulier. 39% de réussite sur tirs en catch and shoot, dont une énorme majorité plupart grandement ouverts, « c’est un peu court, jeune homme ». Son faible pourcentage de réussite aux lancers-francs est à ce titre un indicateur important de la fébrilité de son tir extérieur, qu’il devra absolument améliorer pour pérenniser un rôle dans la grande ligue.
Peut-être cela passera-t-il par un changement de mentalité : le jeune lituanien est avide de tirs à mi-distance en sortie de dribble, qu’il a converti à un respectable mais améliorable pourcentage de 37%. Il semble toutefois perdre cette confiance en son tir à mesure que la distance augmente.
Une confiance accrue dans son tir, et donc une augmentation de son volume, pourrait bien être la clé pour débloquer tout son potentiel offensif. S’il peut au Barca profiter de la gravité de ses coéquipiers et que Sarunas Jasikevicius lui donne le feu vert, alors la conversation autour de son tir pourrait très vite évoluer, et les portes de la NBA s’ouvrir grand à lui. Si cela peut rassurer les plus sceptiques, Goran Dragic, une comparaison élogieuse pour Rokas Jokubaitis, ne faisait guère mieux lors de ses dernières saisons en Europe, avec 27% de réussite durant la saison 2008 d’Euroleague, une tout autre époque.
En conclusion ?
Rokas Jokubaitis a du talent plein les mains, mais c’est le cas pour beaucoup d’autres joueurs, aux Etats-Unis et en Europe.
La hype est retombée, le talent est lui toujours là, comme il l’a prouvé lors du tournoi qualificatif olympique, où il était à un Luka Dončić près de profiter d’une réelle exposition aux JO. Le chemin est tracé pour lui : s’il veut rester en Europe, avec un salaire alléchant, des responsabilités, et une exposition continentale, il faudra confirmer au Barca. S’il veut profiter du meilleur encadrement athlétique et technique du monde, quitte à jouer moins, la NBA devrait lui tendre les bras, d’abord à la draft cette année, puis d’ici deux ans pour le voir réellement atterrir sur les terrains NBA. A la manière de Leandro Bolmaro, il est possible qu’on regarde encore un prospect que l’on suivra sur plusieurs années. Rokas Jokubaitis est donc un excellent joueur de basket, en est-il un prospect alléchant pour la NBA ? C’est tout le mal qu’on peut lui souhaiter. Une équipe patiente et à la recherche d’un meneur constant à haut niveau, capable de gérer une second unit et de s’effacer au profit des starters, serait bien avisée de prendre un pari sur le jeune lithuanien dans la première partie du second tour.
Le cas Jokubaitis offre un exemple particulier d’un joueur extérieur européen, bien moins dominant que Luka Dončić, qui devra sûrement réinventer son jeu offensif pour rentrer dans les cadres de la NBA. Il y sera bien moins responsabilisé balle en main, et devra donc développer des autres moyens d’exister sur le long terme. Comme souvent, ce sera peut-être une histoire de tirs à trois points.
[1] Estimation du nombre de tirs réussis de coéquipiers qu’un joueur a assisté lorsqu’il était sur le terrain.
[2] Source : https://hackastat.eu/en/euroleague-stats/euroleague-stats-2020-2021/.