Les Milwaukee Bucks sont champions NBA. Giannis Antetokounmpo, a 26 ans, est titré. Après une humiliation dans la bulle, la franchise du Wisconsin est revenue avec moins de confiance et de certitudes collectives en cet exercice 2020-2021. À la suite d’une saison régulière solide, mais légèrement en deçà des deux années précédentes (7e bilan de la ligue, 4e au net rating, 3e de la conférence Est), ils ont su réaliser une postseason au plus-que-parfait pour décrocher le second titre de leur histoire, le premier depuis 1971. Félicitations à eux.
Félicitations oui, toutefois il y a un « mais ». Vous le savez, puisque vous l’avez aussi entendu au cours de ces play-offs, c’est l’antenne récurrente des blessures : « ils ont vaincu les Nets sans Kyrie et Harden », « de toute façon, c’était plus facile d’enfoncer les Suns à l’intérieur puisque le back-up de Ayton s’est blessé gravement », « d’ailleurs, ils ont rencontré une équipe des Suns qui a eu un parcours favorisé par l’absence de stars adverses aux tours précédents », « les Hawks, avec Trae Young sur toute la série, ils ne les passaient peut-être pas ». Tout cela, ce sont des faits aussi indiscutables que l’assertion suivante : le parcours du jeune champion aurait été bien plus corsé s’il avait rencontré des équipes à 100 % sur leur passage. Pour autant, en nous engageant dans cette voie, est-ce que nous ne nous trompons pas de combat ? Qu’en est-il de la méritocratie et de l’égalité sportive dans le sport et plus particulièrement en NBA ?
Le fantasme de l’égalité sportive
La compétition est institutionnellement organisée pour provoquer le suspense. C’est ce dernier qui, entre autres, séduit le spectateur et engage les conséquences en termes de succès médiatique et économique que nous connaissons. Sans suspense, c’est la mort du sport. Pour aménager ce suspense, et cela peu importe la discipline, l’une des conditions essentielles est la mise en scène de l’égalité : c’est-à-dire s’assurer que tous les participants aient les mêmes chances de succès sur la ligne de départ. Un point qui, déjà, est caduc en NBA : vous en conviendrez, les trente franchises, en octobre, n’ont pas les mêmes chances (soit 3,33 %) de soulever le trophée Larry O’Brien à l’été suivant. Des équipes sont individuellement et collectivement mieux armées que d’autres, et c’est normal !
Malgré une dynamique collective de professionnalisation qui pousse à la standardisation (la mécanisation des gestes, la préparation minutieuse des corps et des esprits, des entrainements à la pointe de la technologie, etc.), nous constatons toujours des écarts de niveaux entre les franchises, ce qui n’étonne en réalité personne : il y a des petits comme de gros marchés, des différences de qualité au sein des effectifs, des staffs et des front office, etc.
Dès lors, ce fantasme de l’égalité des chances au départ dans notre chère NBA est par essence fallacieux. La compétition réelle a par la suite davantage tendance à exacerber les inégalités entre les participants qu’à les résorber, ce qui accentue les différences. Pourtant, si le spectacle et le suspense demeurent dans la grande majorité des cas, ce sont pour deux raisons : soit il y a une immense bataille au sommet, entre des forces équivalentes, ce qui nous divertit ; soit les aléas rencontrés en cours de parcours nivellent des oppositions qui auraient été déséquilibrées en temps normal et atténuent ainsi les rapports de force.
Puisque l’égalité au départ n’existe pas, malgré des efforts réels des instances (système de draft, salary cap, etc.), et que rien n’est fait institutionnellement parlant au cours de la saison pour que ces inégalités soient résolues, l’équité non plus n’existe pas. L’équité est le moyen, l’égalité est le résultat. Le premier est naturellement insuffisant, le second est un fantasme à l’arrivée comme au départ. Pour autant, l’un comme l’autre, cela ne pose pas de problème particulier. Dans ce cas, pourquoi les blessures et autres aléas en poseraient ? D’autant plus qu’ils participent à cette glorieuse incertitude du sport que nous apprécions tous.
What if ?
La frontière entre l’échec et le succès, entre la gloire et les ténèbres, est si fine. Pourtant, cette culture constante omniprésente du résultat nous pousse à juger ce que nous voyons à l’aune du résultat. Tu as vaincu ? Ta méthode était la bonne. Tu as perdu ? On te couvre d’opprobre, car tu es un loser, tu n’es pas un franchise-player, on ne doit pas construire autour de toi, etc. Des jugements définitifs assénés sur des joueurs, des équipes, des contextes, des carrières uniques et différents.
L’expression « fenêtre de tir » n’est peut-être pas assez mise en avant en NBA : pour se donner les moyens de remporter un titre, c’est-à-dire en sortant de la jungle de sa conférence puis vaincre l’équipe qui en a fait de même dans sa conférence, il faut se trouver dans la bonne équipe, au bon moment et éviter les aléas négatifs qui jalonnent une interminable saison régulière puis une périlleuse campagne de play-offs. Cela fait beaucoup de paramètres à prendre en compte, et ils sont rarement tous réunis.
La fenêtre de tir des Raptors était par exemple d’un an, sur l’exercice 2018-2019 : armé d’un Kawhi Leonard revanchard et de solides vétérans, c’était l’unique moment pour Kyle Lowry, le leader historique de la franchise, enfin débarrassé de LeBron James à l’Est, d’accéder aux Finales. Le hasard a fait que le shoot mythique de Kawhi face aux Sixers en demi-finale est retombé du bon côté de l’arceau. S’il n’était pas rentré, peut-être qu’ils auraient perdu en prolongations, et Kyle Lowry aurait été perçu comme un loser. Dur. Surtout qu’il n’avait individuellement pas les mains sur son propre destin, lorsque le ballon a rebondi à de multiples reprises sur l’arceau. Les blessures de Klay Thompson puis de Kevin Durant ont permis ensuite aux Raptors de remporter leur premier titre. Des circonstances favorables ? Assurément. Immérité ? Non !
Quand on y regarde bien, chaque vainqueur a, un moment donné dans son parcours, profité de décisions favorables qui l’ont aidé à aller au bout : un call avantageux, une blessure majeure d’un joueur adverse, une suspension, un tir miraculeux qui rentre, une maladie, etc. Cela arrive et, surtout, cela fait partie du sport de haut niveau. À moins de faire face à une escroquerie avérée et en bande organisée (type Lakers–Kings 2002), aucun titre de ses vingt dernières années ne peut être considéré comme immérité et sur lequel on aurait envie d’apposer un astérisque indélébile.
Une suite logique
Cette réussite des Bucks est marquée du sceau de l’attendu : les voir remporter le titre, ce n’est pas la surprise du siècle. Finalement, ce n’était qu’une question de temps pour ce groupe. Le noyau dur composé de Giannis Antetokounmpo, Khris Middleton, Brook Lopez et Pat Connaughton, sous la houlette de Mike Budenholzer, tournait autour depuis maintenant trois saisons.
Nous pouvons dès lors souligner le travail du management depuis 2013, pour prendre le temps de développer un projet cohérent autour d’un franchise player drafté puis développé, auquel on a pris soin d’entourer au mieux d’un lieutenant capable de prendre des tirs décisifs, d’un coach qui comprend sa façon de jouer et d’une présence à l’intérieur complémentaire, puis dans un second temps de réaliser les ajustements majeurs d’une part pour former un Big Three solide sur tous les plans du jeu (Jrue Holiday, qui est une vraie upgrade au poste de meneur vis-à-vis de Bledsoe) et le flair en ajoutant des recrues malines, mais nécessaires (PJ Tucker à la deadline, Bobby Portis, Bryn Forbes) pour passer ce cap décisif. Quand le management travaille bien, les jeunes progressent, les vétérans les encadrent comme il le faut et le groupe augmente en qualité individuelle comme collective. Trust the process.
Le front office a compris les manques de son effectif, ciblé les besoins adéquats et recruté les bons profils. Cette excellente intersaison, malgré l’imbroglio autour du cas Bogdan Bogdanović, a d’ailleurs achevé de convaincre Giannis de prolonger et de s’inscrire dans la durée à Milwaukee. D’une pierre, deux coups : le présent et le futur à moyen terme étaient assurés. À l’aube de la saison 2020-2021, les Bucks se posait une nouvelle fois en contender, avec un groupe pétri d’expérience et de talent, des vétérans efficaces et des roles players compétents. Au-dessus de la mêlée se trouvait une Big Three extrêmement complémentaire : un monstre offensif dans ses bons jours, un lock down défensif et le Freak absolu. Les bookmakers ne s’étaient d’ailleurs pas trompés, plaçant ainsi les Bucks comme le deuxième favori derrière les Lakers.
Avec une côte estimée à +550, ils sont donc effectivement une petite surprise, quand on prend l’historique des différents champions depuis 1984, mais leur titre reste tout de même par exemple 3,36 fois plus attendu que celui des Raptors en 2019 ou plus de 5 fois plus attendu que celui des Warriors en 2015.
En synthèse, les Bucks version 2021 ne sortent pas de nulle part et leur consécration était plutôt attendue.
Le sport de haut niveau et la notion de méritocratie
Au fond, qu’est-ce qui nous agace le plus cette année ? Ce ne sont pas les blessures dans l’absolu, mais bien leurs conséquences, et cette impression persistante que la compétition est faussée, ce qui de facto, dévalue le vainqueur, quel qu’il soit. Sans parler de titre au rabais, d’emblée, la question du mérite se pose. Est-ce que les Bucks ont mérité ce titre ? Je n’en ai pas la réponse, mais ce que je sais, c’est que nous nous posons la mauvaise question : comment parvenir à donner une réponse qualitative à une notion aussi floue et inquantifiable que le mérite ?
La réalité déplaisante, c’est que le sport remet en question notre idéal démocratique de méritocratie et d’égalité : cette idée persistante que toutes les équipes sont sur une identique ligne de départ, prêtes à livrer une compétition entre égaux qui sacrera la meilleure d’entre elles. Hélas, l’égalité de principe masque en vérité une inégalité de fait, comme évoqué en première partie, et qui est d’autant plus mise à mal par les aléas rencontrés au cours de la saison, ce qui nous éloigne pour de bon de notre conception rêvée et presque mythique de la méritocratie. Il est plus difficile d’accepter que si le champion est devenu champion justement, c’est en partie grâce à des circonstances favorables, car deux interrogations inconscientes viennent semer le doute dans notre esprit : « et si ce n’était pas la meilleure équipe qui avait gagné ? » ; « si tout le monde avait été à 100 %, est-ce que cette franchise aurait quand même remporté le titre ? ». Deux points pour répondre à ces questions : personne ne connait la vérité d’une réalité alternative, car elle n’a pas eu lieu ; des équipes à 100 %, toute la saison puis tous les play-offs, cela n’arrive pas. Dans une NBA de plus en plus physique et au rythme toujours aussi éprouvant, il y a nécessairement des blessures. D’ailleurs, les Bucks ont également eu leur lot de blessures avec l’hyper extension de leur franchise player et les ligaments de la cheville de Donte DiVicenzo qui ont lâchés dès le 1er tour.
Si le temps n’efface pas à proprement parler les souvenirs, il modifie notre perception à leur égard. Dans cinq, dix ou vingt ans, nous nous souviendrons de ce rouleau compresseur physique et vertical des Bucks version 2021, de ses accomplissements, de son incroyable run, de l’incroyable leader qu’est Giannis Antetokounmpo et de ses boys, pas des équipes diminuées qu’elle a rencontrées sur son passage. Pourquoi ? Parce que d’une part le sport exalte une méritocratie qui fait la part belle au champion, oubliant ou reléguant loin en arrière-plan tous les à-côtés. Parce que d’autre part, de façon plus terre à terre et moins philosophique, on ne remet pas en question une bague obtenue dans le sillage d’un franchise player exemplaire et avec une telle ligne de statistiques : 30-13-5 sur les play-offs et une pointe à 35-13-5 sur les Finales. Avec, en prime, une présence constante en défense et une énergie folle de tous les instants, en témoigne les deux séquences qui passeront la postérité : ce contre clutchissime sur Ayton dans le money-time du match 4 des Finales et ce alley-oop en transition pour sceller le sort du match 5. Tout simplement monstrueux.
En conclusion, il n’y a pas de sens à dire que telle équipe mérite ou ne mérite pas son titre. À partir du moment où elle est sacrée, au bout d’une centaine de matchs joués, le hasard n’a plus lieu d’être. Le vainqueur n’a pas usurpé sa place. Le succès et les performances font le mérite. La performance sportive s’inscrit au cœur d’une logique de dépassement, et l’équipe qui parvient à décrocher le Graal est nécessairement celle qui est montée le plus haut et avec le plus d’efficacité. Le nouveau champion NBA n’est peut-être pas la meilleure équipe en soi, si tenté que celle-ci soit identifiable, mais il est celui qui aura le mieux su tirer à son profit les différents aléas, positifs comme négatifs, rencontrés sur son parcours. Dès lors, nous devons le respecter au même titre que ses prédécesseurs. Félicitations aux Bucks.