La draft 2021 arrive à grand pas. Elle se tiendra dans la nuit du 29 au 30 juillet prochain, pour auréoler Cade Cunningham, Evan Mobley et autre Jalen Suggs. L’heure nous paraît donc idoine pour évoquer l’une des loufoqueries que cet événement annuel sait nous réserver. Remontons donc à l’année 1969 et même avant pour parler de Bob Beamon, nom qui ne vous dit sûrement rien si vous n’êtes spécialiste que de la seule NBA.
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7 avril 1969, New-York.
La date est légendaire dans l’Histoire de la NBA. C’est ce jour-ci que Lew Alcindor fût drafté par les Bucks de Milwaukee. L’histoire est connue et archi-connue ; les Bucks et les Suns, pires franchises de la saison précédente, se disputèrent le first pick de la cuvée 1969 à pile ou face. La fanbase de Phoenix décida d’opter pour le côté face. Manque de bol, la pièce tomba du côté pile et le futur Kareem Abdul-Jabbar s’envola dans le Wisconsin. En lieu et place du meilleur pivot de tous les temps, les Suns sélectionnèrent Neal Walk, qui ne laissa une trace impérissable de son passage nulle part.
La cuvée possède d’autres joueurs de talent, tels que Bob Dandridge ou Jo Jo White. Notre regard doit pourtant se porter bien plus bas dans une liste de joueurs draftés forte de 218 noms. En effet, en cette époque, la draft comportait pas moins de 20 tours. C’est le 15e d’entre eux qui nous intéresse, et plus particulièrement la 189e position. Notons d’ailleurs que le fait d’être sélectionné autour de la 190e position ne vous empêchait pas de rejoindre effectivement la Grande Ligue. En témoigne le cas de Mack Calvin, meneur de USC et qui deviendra 5 fois All-star… en ABA avant de rejoindre effectivement la NBA en 1976.
Ainsi, avec le premier choix du 15e tour de la draft 1969, c’est-à-dire avec le 189e pick, les Phoenix Suns sélectionnèrent Bob Beamon, en provenance d’El Paso.
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Entre 1950 et 1964, New-York.
Beamon est né à New-York le 29 août 1946, d’une mère qu’il n’a pas connu et d’un père qui renouvelle avec brio des séjours plus ou moins longs en prison. Autant dire qu’on a connu plus idéal comme cocon familial pour se forger en tant qu’enfant, puis en tant qu’adulte. Élevé alternativement dans la pension de Jamaica High School, quartier où il a vu le jour, et par sa grand-mère, le jeune Beamon doit une belle partie de son salut au basketball.
Il n’est pas le seul dans cette situation. De nombreuses stars de la NBA se sortirent de la galère de leur jeunesse grâce à la grosse balle orange. C’est l’exemple d’Isiah Thomas, légende des Pistons de Détroit, qui a longtemps marché sur la fine séparation entre le droit chemin et la délinquance, avant d’opter pour le premier grâce au sport et au basketball. Chet Walker, ailier des Sixers puis des Bulls, était également dans cette périlleuse situation au cours de sa jeunesse passée dans le Michigan.
Bob Beamon ne fait pas exception. Si le quartier de Jamaica n’est pas le plus malfamé du pays, la vie n’y est pour autant pas aisée pour un jeune délaissé. La loi du plus fort y est fréquemment appliquée et, pour ne pas la prendre de plein fouet dans la tronche, le jeune Beamon se tourna vers le basketball, sport pour lequel il était loin d’être manchot. Bien que frêle, sa détente extraordinaire et un handle plus qu’honnête lui ont permis d’être accepté sur les playground new-yorkais par des personnes plus vieilles que lui, qui le prirent sous leur aile.
Cela ne le sort pas des bas-fonds pour autant et on retrouve fréquemment le jeune homme au sein du gang des français :
“Au lycée, c’était la jungle. Il fallait être constamment alerte, toujours prêt à se battre ou à courir. Si vous rejoignez un des gangs, vous pouvez échapper au mal, mais vous pourriez aussi avoir des ennuis pour le reste de votre vie. En restant décent, vous avez de bonnes “chances” d’être battu tous les jours“.
Bon an mal an, il fît son choix. Celui-ci ne se porta pas vers la drogue, l’alcool ou les armes à feu (même s’il a eu l’occasion d’essayer les trois), mais vers la balle, le panier et le sport. Comme nous l’avons mentionné, c’est ainsi qu’il s’est fait accepter dans le quartier, ce qu’il racontait bien plus tard à ESPN :
“Je suis devenu fort au basketball, et j’ai l’impression que cela m’a évité énormément d’emmerdes. Le basket est une grosse affaire à New-York“.
L’adolescent grandit et, s’il est accusé à tort de meurtre avant d’être rapidement blanchi par la police, se met à rêver de carrière professionnelle dans le basketball. Entre temps – nous y reviendrons – il s’est également découvert des qualités hors du commun dans un autre sport. Il touche d’ailleurs la balle dans un lycée de Manhattan, réputé pour accueillir les élèves les plus difficiles. Il y brille, forcément, après avoir été formé sur les playground de la ville entière. Il y brille d’ailleurs tellement qu’après une passage à la North Carolina Agricultural and Technical State University, il intègre l’université d’El Paso (University of Texas at El Paso – UTEP), qui n’avait alors au palmarès que deux incursions dans le tournoi final NCAA (meilleur résultat : défaite contre Kansas State au Sweet Sixteen en 1964).
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1965 à 1968, El-Paso.
Aujourd’hui, UTEP reste connue pour avoir été la faculté de Tiny Archibald ou Tim Hardaway Sr. Bob Beamon est également entré au Panthéon de l’université. Non seulement pour ses performances sportives, mais également pour ses combats sociétaux. En tête de liste, sa lutte contre la ségrégation qui sévissait dans tout le pays et particulièrement dans les États du Sud. Animé par la flamme de Martin Luther King, assassiné en avril 1968, Beamon et ses collègues afro-américains décidèrent de boycotter une rencontre qui devait se dérouler la veille de l’enterrement et qui devait opposer UTEP à l’université de Brigham Young, un établissement mormon. Un établissement qui enseignait à ses étudiants une vision que nous pourrions qualifier de réductrice vis-à-vis du peuple afro-américain.
Le boycott aura des conséquences terribles pour l’ensemble des étudiants, qui seront immédiatement exclus de l’université. Ce n’est toutefois pas la fin de la carrière universitaire, qu’il reprendra quelques années plus tard, en 1972. En 1972, soit 3 années après sa draft. C’est qu’entre son exclusion de la faculté et 1972, il s’est passé énormément de choses dans la vie de Bob Beamon. Énormément, le mot semble terriblement bien choisit.
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1968, Mexico.
Nous l’avons brièvement mentionné, la carrière sportive de Bob Beamon ne s’est pas limitée qu’au basketball. En effet, nous avons volontairement passé sous silence l’immense majorité des informations qui concernent le jeune homme.
Si le basketball a sorti l’homme de la misère et qu’il a développé suffisamment de skills pour attirer l’œil des scouts NBA des Suns de Phoenix en 1969, il n’y joua… pas du tout à l’université. La rencontre boycottée en avril 1968 ne devait pas se dérouler sur un parquet doté de 2 paniers. Loin de là. Elle devait se dérouler en extérieur, autour d’un bac à sable. C’est qu’en parallèle de ses dunks et de son redoutable jump shot, qui avaient tout les deux tapé dans l’œil de Don Haskins, coach de l’équipe de basketball de UTEP, Beamon est devenu un immense prospect de saut en longueur. C’est à ce sport qu’il décida de dédier sa vie, même s’il a sollicité la faculté de pouvoir intégrer à la fois l’équipe de saut en longueur et l’équipe de basketball.
Grand bien lui en a pris. Avant même sa draft en 1969, Bob Beamon brilla sous les plus belles spotlights que le monde sportif peut proposer : les Jeux Olympiques. En 1968 à Mexico, non loin d’El Paso finalement, il représente les USA au saut en longueur. Mieux, il fait figure de favori de l’épreuve. Pas grandissime, mais favori tout de même.
Permettez-moi de digresser rapidement pour revenir sur le déroulé de la compétition. En cette époque, le record du monde du saut en longueur est établi depuis 3 années et s’élève à 8m35. Toutefois, la presse (inter)nationale est unanime : Mexico est le théâtre parfait pour que le record vole en éclat. Les raisons sont multiples ; tout d’abord, la capitale mexicaine culmine à 2 300 mètres d’altitude et la résistance de l’air y est donc moindre. Pour sauter loin, vous conviendrez que c’est pratique. De surcroît, les pistes cendrées firent place au tartan pour la première fois en compétition internationale. Enfin, les conditions météorologiques étaient propices pour l’exploit : l’orage couvait, et cela diminue encore plus la résistance de l’air. En somme, Bob Beamon et ses principaux concurrents (Ralph Boston, Igor Ter-Ovanesyan…) étaient placés dans des conditions parfaites pour exploser le record du monde.
Il ne faudra pas attendre longtemps pour que ce soit effectivement le cas. Dès son premier bond, Beamon va atomiser la concurrence. Mieux encore, il va peut-être réaliser le plus grand exploit de l’histoire de l’athlétisme. Et les mots, comme l’athlète, sont pesés.
C’est que l’enfant de Jamaica va prendre ses 40 mètres d’élan, réaliser une planche parfaite, et retomber… 8m90 plus loin. Le bac à sable de Mexico n’était même pas suffisamment équipé pour mesurer un tel saut. Le record du monde est brisé de 55 centimètres. C’est comme si demain, un joueur venait à battre le record des 100 points de Chamberlain, non pas pour en inscrire 102, mais en en scorant immédiatement 130. L’exploit est tellement grand qu’il sera qualifié de Beamonesque, mot passé dans le langage courant pour désigner une performance qui dépasse de très loin l’entendement.
Évidemment, Bob Beamon remporta la médaille d’or de ces Jeux Olympiques 1968. Son plus proche suivant, l’allemand Klaus Beer (il s’agit effectivement d’un cliché) est relégué à 71 centimètres. Autant parler d’un Océan. Ce bond de 8m90 sera la référence mondiale en plein air pendant 23 ans et constitue toujours la seconde meilleure performance de tous les temps, derrière les 8m95 de Mike Powell.
Voilà qui est véritablement Bob Beamon. Voilà qui est le bonhomme qui a été drafté par les Suns en 1969, 188 places derrière Kareem Abdul-Jabbar.
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1972, Adelphi University.
Cela coule de source et vous l’aurez certainement deviné ; Beamon ne fît pas le grand saut entre le bac à sable et le parquet. Jamais il n’évolua dans la Grande Ligue, pas plus qu’il n’a foulé les terrains de basket à El Paso. C’est qu’après sa Beamonesque soirée de 1968, l’athlète avait effectivement plus de raisons de poursuivre le saut en longueur plutôt que de risquer de tout perdre (carrière prometteuse, image…) en rejoignant la jungle de la NBA.
Pour autant, sa carrière de sauteur prit rapidement fin et le revoilà sur les bancs de la faculté en 1972. L’objectif premier est de décrocher un diplôme de sociologie. Cela ne l’empêche pas de rechausser les sneakers pour évoluer sous le maillot d’Adelphi University. Avec ardeur d’ailleurs, comme il l’énonçait lui-même :
“J’aurais pu sauter à 10m60 si j’avais pratiqué le saut en longueur avec autant d’assiduité que le basketball”.
Grand de 1m91 et doté (vous l’aurez compris) de mollets de feu, Beamon jouait en tant que poste 2/3 undersize. Talentueux, mais forcément moins qu’au saut en longueur, il est décrit de la manière suivante par son coach :
“Il ne nous emmènera pas au titre national, mais il pourra nous aider à remporter quelques matchs. C’est un challenge pour mes capacités de coach parce qu’il a un talent terriblement brut”.
Sous les ordres de coach Gordon, Beamon va se rappeler aux bons souvenirs des scouts. En 8 rencontres, il affiche les statistiques moyennes (dans tous les sens) de 11 points et 8 rebonds, avec une pointe à 20 points et 11 rebonds dans une victoire contre CCNY (85-76). Il recommence à penser à une carrière professionnelle, 3 ans après avoir décidé de ne pas rejoindre l’Arizona. Toutefois, un obstacle majeur vient se mettre sur le chemin du basketball professionnel : les Jeux Olympiques de Munich en 1972, où le bonhomme doit défendre son titre. Or, à courir après deux lièvres à la fois, on n’en attrape aucun.
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1972, fin de l’histoire.
Finalement, Bob Beamon ne participa pas au Jeux Olympiques 1972, pour des raisons d’éligibilité. Il ne devint pas plus basketteur professionnel. Par contre, il décrocha son diplôme en anthropologie.
En somme, cette histoire ne concerne pas véritablement le basketball américain. Dans ce monde-là, il n’a laissé aucune trace, hormis à Adelphi University. Et pourtant, sans la balle orange, Bob Beamon aurait certainement (selon ses dires) basculé du mauvais côté de la barrière sociale. De surcroît, le monde n’aurait pas connu le tremblement de terre de Mexico en ce soir du 13 octobre 1968. Le sport aurait donc perdu l’un de ses moments les plus iconiques.
Finalement, tout cela est peut-être bel et bien lié au basketball.