“[…] Ce sont toutes ces choses qui m’ont permis de m’illustrer dans le monde du basketball. Une chose à laquelle j’ai dédié toute ma vie. Mais malheureusement, quelque chose qui possède une date d’expiration… Une date d’expiration qui n’est pas 65 ou 70 ans, comme un avocat, un comptable ou un travailleur. Ma date d’expiration maximale est 40 ans.”
Quand Manu Ginobili prononça ces mots en 2013, il racontait sa propre fatalité. Celle de devoir dire Adieu, trop jeune, à ce à quoi il avait voué toute sa vie. Synthétisant par cette comparaison une lutte perdue d’avance contre le temps. Légende du basketball argentin, membre éminent de l’ère dorée des San Antonio Spurs, aucun basketteur n’aurait mieux pu décrire ce que traverse tout sportif de ce monde : la conscience de devoir délivrer le meilleur de soi-même dans la première partie de son existence. Et si ces mots ont sied à la perfection à ce qu’était Ginobili, c’est qu’il était un peu plus qu’un grand basketteur.
Il était un artiste de la balle orange. Et comme chaque artiste, il possède cet éveil sur ce qu’il vit et ce qui l’entoure.
Certains monstres sacrés de ce sport s’imposent par leur efficacité et par leur régularité. Les années passant, ils deviennent de plus en plus millimétrés dans leur approche du basketball, leur jeu de plus en plus en contrôle. Qu’ils dominent par leurs aptitudes physiques ou techniques, ils deviennent des machines à tirer profit de leurs forces. Mais ce n’est pas de ce genre de joueurs dont nous parlerons ici.
Ginobili appartenait à une catégorie beaucoup plus rare. Si sa technique fut évidemment une source d’inspiration, c’est bien par sa créativité qu’il fit sa légende. Débarqué sur la plus grande scène du basketball dans un relatif anonymat, lui qui était déjà un esthète de ce sport, El Manu faisait partie de cette génération de joueurs étrangers qui allaient donner leurs lettres de noblesse au basketball non-américain. Si des joueurs hors circuit AAU et NCAA sont désormais aujourd’hui de véritables stars suivies par l’ensemble des franchises NBA, c’est aussi en partie parce que la grinta de l’argentin a un jour illuminé les parquets de la grande ligue. Et pourtant, le mariage entre le génie fantasque de Ginobili et le basketball militaire des Spurs n’était pas gagné d’avance.
L’artiste au milieu des soldats
Au début des années 2000, la NBA atteint des sommets d’un style de basketball. Celui du jeu lent, des défenses rugueuses, des attaques militarisées portées par les exploits individuels de ses stars. C’est le jeu au poste et les extérieurs qui monopolisent le ballon. C’est un basket tactique où les défenses prennent le pas sur les attaques.
Les Spurs incarnent volontiers cette philosophie. Eux qui sont devenus l’une des places fortes de la ligue grâce à un duo d’intérieurs. Portés par le jeune prodige Tim Duncan, ils ont remporté leur premier titre en ’99. Tous les ans, il faut désormais compter sur ces texans au style viril, lent, qui ne gagnent pas le cœur des foules mais qui s’avère d’une efficacité redoutable. A la tête de cette armada peu commode, Gregg Popovich, un ancien espion qui a transmis sa rigueur militaire et son sens de l’ordre à un groupe qui adhère sans ciller aux ordres de cette figure paternaliste.
Popovich est un samouraï, il aime l’ordre et les soldats qui se sacrifient pour l’intérêt commun. Tim Duncan a facilité l’installation de cette philosophie, et malgré son statut de Superstar, il essuie les soufflantes de son coach au même titre que ses coéquipiers, sans jamais montrer le moindre signe d’agacement ou de ressentiment.
C’est dans ce contexte rigoureux que débarque Emanuel David Ginobili. Un argentin peu scruté par le public américain bien qu’il ait déjà gagné le titre Euroligue. Mais alors que les Spurs sélectionnent toujours des soldats correspondant au style de l’équipe, ils semblent presque avoir fait une erreur de casting en se tournant vers cet arrière talentueux mais fantasque. Ginobili a toujours été un électron libre. Quelqu’un qui se lance dans une action sans savoir ce qu’il ferait la seconde suivante. Il n’est pas une machine bien réglée comme Duncan. Il n’est pas un joueur se pliant aisément à la discipline d’un mentor comme le jeune Tony Parker, de cinq années son cadet.
Artiste indomptable, El Manu se laisse guider par l’instinct. Il peut décocher un tir à longue distance sans prévenir, peut tenter une passe ô combien risquée sans crier gare. Il ne correspond pas au cadre efficace, sans fioriture de San Antonio. Et s’il peut consentir à des efforts, il ne dénaturera pas son jeu pour entrer dans le moule. S’il fallait une confirmation, les Spurs remporteront leur second titre à l’arrivée de ce rookie atypique. Et s’il en fallait plus, l’arrière crucifiera Team USA aux Jeux Olympiques 2004. Un exploit rarissime qui ancre déjà El Manu parmi les légendes de la FIBA.
Ginobili crée, et si cela peut rapporter gros, faire se lever les foules quand il réussit, il peut aussi vous coûter une rencontre et des maux de tête quand le risque est inconsidéré ou le geste mal appuyé. Ce n’est pas par égoïsme ou par manque de QI Basket qu’il est ainsi. C’est qu’il appartient à la caste des joueurs qui voient le jeu différemment, qui conçoivent des angles que les autres n’arrivent pas à discerner. Ginobili peut facilement envisager que mettre un effet dans une passe dans la course sera bien plus rentable qu’assurer la passe simple à un joueur en position. Il peut penser que faire une passe derrière la tête est la meilleure action à disposition, sans se soucier qu’elle finisse dans les tribunes.
Il est un basketteur hybride. Il ne prend pas en compte le placement de ses équipiers, il les anticipe. Comme un footballeur, il cherche ses partenaires dans l’espace, peut bien vous faire « une passe en profondeur », il faut donc être prêt à recevoir des offrandes comme vous n’en avez jamais reçues. Il faut aussi être prêt à voir Ginobili jeter une rencontre sur une tentative complètement délirante.
C’est comme ça qu’il peut devenir le héros d’un public ou vous laisser hagard, cœur brisé, repensant toujours des années plus tard : « et si… ». Parce que Manu ne se contente pas de la passivité. Pour le meilleur ou pour le pire, Manu entre en action. C’est pour cela qu’il est et restera l’un des plus grands esthètes de ce jeu. Mais c’est aussi pour le pire que certains gestes pourront hanter le cœur des fans. Le moment le plus illustre, n’importe quel fan des Spurs le connaît. Il parle de Texas, il parle des Mavericks, de Game 7. Et d’une faute surréaliste sur Dirk Nowitzki avec 21,6 secondes à jouer. Quelques minutes avant, les Spurs ont mené la charge pour revenir, mais également prendre 3 points d’avance sur une flèche de l’argentin. Sur l’action suivante, Dirk travaille au poste, San Antonio peut encaisser l’idée du panier car ils resteraient en tête. Mais alors qu’il pivote et s’élance vers le panier, Ginobili vient en aide et tente un contre sur le géant allemand. And-1. Le match a désormais une physionomie différente. Les Spurs qui auraient pu se contenter du jeu des lancers francs, fileront finalement en prolongation et perdront. L’un des pires moments de la carrière du joueur. Un coup de folie comme il en eut des tas.
“Si le génie est folie, c’est Manu Ginobili” – Jacques Monclar
C’est cette folie, comme la qualifie Jacques Monclar, qui lui a offert une telle carrière. Car rien ne garantissait au joueur une telle aventure. A 16 ans, Ginobili a du basket plein les mains, mais il n’est pas comme Luis Scola ou Andrés Nocioni, une star montante de la balle orange argentine. Il est trop petit ou trop chétif pour offrir de telles garanties. Et puis il n’a pas la régularité et la facilité de ses futurs coéquipiers en sélection. Déterminé toutefois à réussir dans ce sport qui le passionne, il passe à cette époque un cap dans son entraînement et dans son investissement. Il pousse notamment sa famille à lui trouver un nutritionniste pour gagner en carrure et en taille en vue de rivaliser physiquement avec ses adversaires. Il se pousse sans cesse, durement. Il crée une relation étrange avec lui-même, passant de longs moments à s’invectiver, comme Vincent Cassell, seul face au miroir. Après chaque match raté, il se provoque inlassablement, se passe de longs savons. Après chaque match réussi, il se félicite, s’encourage à poursuivre ses efforts. Et petit à petit, il créé son style unique, développe sa technique, à l’image de son eurostep, mouvement qui a inspiré toute la génération actuelle, tant il l’a démocratisé dans la grande ligue.
Et puis les années passent, la carrière professionnelle, les récompenses. Jusqu’au titre Euroligue, jusqu’au titre international ultime : l’or aux Jeux Olympiques, face à Team USA, un exploit rarissime… Et la rencontre avec Gregg Popovich.
De l’incompréhension à l’amour
Gregg Popovich : “C’était un compétiteur peu commun quand il est arrivé. Et déjà très accompli. […] Tout le monde savait déjà qui il était. Il était le meilleur basketteur outre-mer. Donc j’étais forcément très excité qu’il soit là. Mais je savais que viendraient des moments où je verrai des actions qui à la fois m’émerveilleraient et me frustreraient.”
Tony Parker : “Je ne savais pas si les choses allaient fonctionner entre vous deux…”
Gregg Popovich : “T’as vu les tirs qu’il prenait ? On aimait son esprit de compétiteur, mais on ne savait pas que chaque action serait un home-run !”
Proche de ses joueurs, humain, Popovich n’en est pas moins un coach à la dure, souvent furieux face aux coups de folie de l’argentin. Si en grand passionné de basketball, il sait la valeur de son joueur, il pense pouvoir museler sa folie pour en faire un joueur qui met son talent au service du groupe.
Un besoin de contrôle à l’origine d’une relation compliquée, faite de frustration entre le coach et son joueur. D’autant qu’El Manu n’entend pas lui faciliter la vie, ni se faire formater.
Manu Ginobili, à propos de Popovich : “Il a tendance à rendre votre rôle… très clair.”
Tim Duncan : “Il vous définit un rôle, à vous de trouver votre chemin dans ce rôle…. Toi, en revanche, il n’a jamais réussi à trouver un moule pour toi, même si il a essayé pendant longtemps.”
Gregg Popovich : “Il était dur, vraiment dur. A un certain point de sa première, deuxième ou troisième saison, peu importe. Je vais vers lui et lui dis, pourquoi… pourquoi tu fais… Quel était le but… ? Et il me répond : “Je suis Manu, c’est ce que je fais”. Et depuis ce jour-là, on lui laisse faire ce qu’il fait.”
Il a peut-être fallu du temps pour Popovich. Du temps pour accepter qu’il ne redéfinirait pas Ginobili. Qu’il ne transformerait pas son jeu. Parce ce qu’après tout, on ne bride pas un artiste sans se priver de son génie. Et grand bien lui fut. Parce qu’il permit au Trio le plus victorieux de l’histoire de perdurer ensemble. Cette liberté fut une des pierres fondatrices d’une relation qui dure. Surtout que si Ginobili entend rester lui-même, il ne sera pas avare en sacrifice : abandonnant un poste de titulaire pour endosser le rôle de sixième homme. Presque ingrat pour un talent pareil.
Enfin libre, l’artiste pourra peindre ses toiles sous l’œil désapprobateur, ronchon, mais conquis de Popovich. Incapable de comprendre ce que fait son joueur, mais conscient que Ginobili joue un sport légèrement différent du sien ou du reste du groupe. Pendant presque 15 ans, Manu Ginobili sévira en NBA et en sélection; dispensant ses passes uniques, ses multiples feintes, ses circle shots, ses pénétration assassines et son footwork parfait. Légende des gauchers de la ligue, maître de l’Eurostep, s’adaptant aux époques, d’une NBA dure et défensive des années 2000, au “Beautiful Game” des Spurs en 2014, ou à l’ère de la Motion Offense des Warriors. Peu importe les années et le style pratiqué, Ginobili s’adapte et continue de façonner son art… Jusqu’à 2018, et cette date d’expiration qu’il redoutait, mais qui l’attendait, inéluctable au bout du chemin. Après avoir pris sa retraite internationale lors des JOs 2016, en larmes, il retire définitivement les sneakers au terme de 2 saisons supplémentaires avec San Antonio. Clap de fin pour l’arrière. La NBA perd un des extérieurs les plus efficaces et collectifs de la ligue.
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Il y a mille façons de parler d’El Manu. Compétiteur acharné, vorace, habité d’un feu digne des plus grands de ce sport, il est aussi et surtout un coéquipier idéal. Sa carrière à San Antonio en attestera. Promis au statut de star, il renonce aux honneurs individuels, non sans grommeler, lorsque Popovich lui demandera de sortir du banc. Lors d’une soirée hommage, le tacticien le remerciera une dernière fois d’avoir accepté ce qu’aucune star n’aurait su tolérer, non parce qu’il le voulait, mais parce qu’il adhérait à un tableau plus grand que ses propres velléités individuelles. Priorisant le succès collectif aux honneurs personnels dans une ligue aux tendances mégalomane, c’est aussi cette mentalité tournée vers l’autre qui permettra aux Spurs d’être cette machine à victoire, traversant les cycles NBA. Une clé de succès que partage l’argentin :
“J’en suis venu à une conclusion après toutes mes expériences avec différentes équipes, que ces questions sont capitales : De quoi votre équipe a besoin ? Quelle est l’idée de votre coach ? Qu’est-ce que tu peux faire pour aider ton équipe à progresser ? – Une autre chose à savoir, à certains moments, c’est d’abandonner les projecteurs pour que ton équipe gagne. Mais aussi de savoir apprécier jouer avec ses coéquipiers, ne pas simplement toujours penser à soi. Ce sont des choses très importantes pour faire une différence pour les personnes autour de vous. Ce sont toutes ces choses qui m’ont permis de m’illustrer dans le monde du basketball”. – Manu Ginobili
Car oui, au-delà de l’artiste balle en main, de la créativité, de la folie pour prendre des tirs improbables, mais aussi ceux que beaucoup de joueurs rechignent à prendre, Ginobili fut un basketteur plein de classe. Dans la compétition, mais également pour ceux qui auront partagé le même maillot. Icône des San Antonio Spurs, il restera, plus qu’un génie de la balle orange, une personnalité fondatrice de deux décennies historiques en NBA.