On pense souvent connaître la carrière de Wilt Chamberlain. C’est bien trop vite oublier que l’homme jouait à une époque où les caméras ne bordaient pas les terrains, ou si peu. En conséquence, ses exploits ne se transmettent pas sur nos écrans, à l’inverse de ceux de Magic Johnson, Michael Jordan ou LeBron James aujourd’hui. Sa légende est quasi-intégralement bâtie sur les histoires, racontées à l’oral ou, pour ce qui nous concerne, à l’écrit.
Nous allons justement évoquer aujourd’hui un pan particulièrement obscur de sa carrière. Il y a tout juste 53 ans, au mois de mars 1968, Chamberlain évoluait sous les couleurs des Philadelphia 76ers. Si ses années les plus folles sont derrière lui, The Steelt semble avoir réalisé, face à ses futurs coéquipiers des Lakers, la prestation la plus impressionnante de tous les temps. Une de plus.
Chamberlain, la machine à records
Lister l’ensemble des records possédés – encore aujourd’hui – par Wilt Chamberlain serait aussi futile qu’interminable. Pourtant, revenir sur certains d’entre eux ne peut faire de mal à personne. Du haut de ses 2m16 et de ses 125 kilos, Chamberlain était un pivot ultra-athlétique drafté par les Warriors de Philadelphia en 1959 grâce à un territorial pick.
Il deviendra immédiatement le meilleur joueur de la NBA. Ses performances réalisées sous le maillot de l’université de Kansas laissaient d’ailleurs présager sa domination chez les professionnels. Pour le compte de la faculté qui a ensuite vu passer en son sein Paul Pierce, Danny Manning ou encore Joël Embiid, Chamberlain a réalisé deux saisons, pour 29,9 points et 18,3 rebonds de moyenne, en 48 rencontres.
Wilt scoreur, Wilt rebondeur…
Il dispute sa première rencontre NBA au Madison Square Garden le 24 octobre 1959, et va, déjà, inscrire son nom dans les livres des records, devenant l’unique rookie de l’Histoire à :
- Inscrire au moins 40 points pour son premier match professionnel : 43 points ;
- Attraper au moins 25 rebonds : 28 rebonds ;
- Disputer les 48 minutes de la rencontre.
Et si ce dernier record est depuis tombé (LaPhonso Ellis passa 51 minutes sur le parquet pour son grand plongeon), les deux premiers demeurent plus que jamais intouchables. En tant que telle, la performance est d’ailleurs historique. Hormis le grand Wilt, qui se fendit d’un 43/28 à 77 reprises de sa carrière, ils ne sont que 8 à avoir un jour terminé une rencontre avec une telle ligne statistique. Le dernier en date ? Moses Malone, le 17 octobre 1979 (44 points, 29 rebonds). Pour son premier match professionnel, Chamberlain a donc réalisé une prestation que la Ligue n’a plus vu depuis 42 ans aujourd’hui.
Ce n’est bien évidemment que les prémices. D’ailleurs, pour quiconque n’est pas préparé, regarder les lignes statistiques de cette saison rookie file immanquablement le vertige. Donnons un exemple parmi tant d’autre, qui n’est peut-être pas le plus parlant, d’ailleurs : pour sa troisième rencontre, remportée face à Syracuse et Dolph Schayes, le numéro 13 de Philly devint le premier homme à inscrire 40 points et à gober au moins autant de rebonds : 41 points, 40 rebonds. Il n’y a d’ailleurs eu que 8 “40/40” dans l’Histoire, et tous ont été réalisés par un Chamberlain seul sur sa planète.
Après être devenu le premier rookie à remporter le trophée de MVP (Wes Unseld fera de même en 1969), évoquons brièvement la saison 1961-62, au-dessus de laquelle nous ne pouvons pas passer sans jeter un coup d’œil.
D’un pur point de vue statistique, cette saison-ci est une véritable anomalie. Et si tel est le cas, c’est en grande partie grâce aux travaux d’un immense pivot. Donnons un avant-goût significatif : pour sa première rencontre de la saison, Chamberlain et les Sixers s’inclinèrent face aux Lakers (-5), malgré les 48 points et 25 rebonds du pivot. Dîtes-vous que ces chiffres ne constituent même pas… Sa moyenne sur l’ensemble de la saison régulière.
Le 8 décembre 1961, il établit le record du nombre de points inscrits sur une seule et même rencontre, en en scorant 78 face à ces mêmes Lakers, toujours dans la défaite. Il en profita également pour cueillir 43 rebonds sous les cercles, total qui n’a été dépassé qu’à une seule reprise depuis (49, par Bill Russell en 1965). 78 points, 43 rebonds. Et, on l’imagine bien, une tripotée de contres, donnée statistique qui ne sera officiellement comptabilisée qu’à partir de 1973.
Bien évidemment, vous le savez, la marque de 78 points en tant que record ne tiendra pas longtemps, puisqu’elle sera fracassée le 2 mars 1962 par ce même Chamberlain, qui passa 100 points aux Knicks (36 / 63 au tir, 28 / 32 aux lancers). Au-delà du nombre de points, connu de tous, notons que le total de 63 tentatives constitue également un record, seulement approché par … Wilt Chamberlain himself (62 tirs lorsqu’il inscrivit 78 points). Par contre, le total de 32 lancers-francs tentés n’en est pas un, puisque c’est Dwight Howard qui est allé le plus de fois sur la ligne dans l’Histoire, avec 39 lancers tirés en 2012.
Et Wilt passeur !
Il ne vous aura pas échappé que les performances “chamberlainesques” du pivot s’articulent autour des points et des rebonds. Pour l’heure, nous n’avons en effet pas encore parlé de passes décisives. Et pour cause, en cette époque, le pivot n’était qu’un piètre passeur. Non pas qu’il n’en avait pas les facultés ; simplement, il est difficile de tirer 60 fois dans une rencontre et, en plus, de délivrer des passes aux copains. En cette époque, il était demandé à Chamberlain de scorer, et puis c’est tout. Et autant dire que le bonhomme n’avait pas de mal avec la consigne.
Ce n’est que plus tard, à compter de 1966, qu’il se découvrit un attrait particulier pour la passe décisive.
La légende voudrait que le pivot se soit mit à faire jouer ses coéquipiers suite à de nombreuses critiques. En effet, bien qu’étant le joueur le plus dominant de tous les temps, Chamberlain ne remporta pas de titre NBA avant 1967, la faute aux Celtics de Bill Russell, qui venaient constamment à bout des Warriors et les Sixers. La faute à The Steelt lui-même selon certain(e)s : l’attaque totalement héliocentrée autour de lui n’avait aucune chance, pour les observateurs, de venir à bout de la défense rigoureuse des Celtics de Red Auerbach.
Qu’à cela ne tienne. En réponse, et certainement par fierté, Chamberlain se mit à devenir un scoreur “moyen” (pour ses standards, bien évidemment) et un passeur très honnête. On avait vu, entre 1962 et 1964, que l’animal savait passer. En témoignent les quelques triples-doubles qu’il avait accumulés jusqu’alors (3 en 1962-1963, 5 la saison suivante). Bien évidemment, on ne parle que de triple-double “points/rebonds/passes décisives”, seules statistiques disponibles officiellement.
Ainsi, à l’orée de l’exercice 1965-66, Chamberlain devint non seulement le scoreur principal des siens, mais également le premier dépositaire du jeu. Au point de devenir, très rapidement, le meilleur passeur de la Grande Ligue (au nombre total de passes sur la saison, pas sur la moyenne). Il faut dire qu’après avoir envoyé 7,8 passes décisives tous les soirs l’année précédente, il en distribuait cette fois-ci 8,6 par rencontre. Si vous cherchez un autre pivot avec a minima 8,5 passes décisives de moyenne sur l’ensemble d’une saison régulière, vous ne trouverez pas. En attendant que Nikola Jokic (8,6 / soir en 2020-2021 pour l’heure) vienne lui aussi réaliser l’exploit ?
1968, justement parlons-en. L’année à laquelle il convient d’opérer un arrêt un peu plus long.
Le 18 mars 1968, les Sixers affrontent les Lakers, et en viennent à bout très aisément (+30). Avant cette rencontre, Chamberlain restait sur 8 triples-doubles sur les 9 dernières rencontres, étant précisé que le 7 mars face à Cincinnati, le pivot termina la partie avec 38 points, 28 rebonds et 9 passes décisives. Les bases étaient donc posées pour une énième performance du genre. Ce sera effectivement le cas ; 53 points, 32 rebonds et 14 passes décisives. Mieux encore, cette série se poursuivit sur les 2 dernières rencontres de la saison régulière, le joueur frôlant le double-triple-double le match suivant (22/27/19).
Et pourtant, c’est de ce match du 18 mars 1968 qu’il convient de reparler plus longuement. Plongez avec nous dans l’univers de l’incertitude, à la rencontre de ce qui constitue peut-être le plus grand exploit de Wilt Chamberlain.
L’unique quintuple-double de tous les temps ?
Nous avons évoqué jusqu’à présent le triple-double, à savoir le fait de terminer une rencontre avec 10 unités statistiques dans au moins trois catégories. Dans son Histoire, la Grande Ligue a été la témoin privilégiée de quatre quadruple-double. Toutefois, Chamberlain ne pouvait pas prétendre, à son époque, à intégrer le club des quadruples-doubles, pour une raison évidente : seules trois statistiques brutes étaient comptabilisées (points, rebonds, passes). Le triple-double constituait donc le plafond de verre pour l’ensemble des joueurs.
C’est ainsi Nate Thurmond qui ouvrit le bal des quadruples-doubles en NBA, bal pour l’heure clôturé par David Robinson en 1994.
Cependant, pour Robert Cherry, auteur de l’ouvrage Wilt : Larger Than Life, Chamberlain se serait fendu d’au moins une telle performance officieuse lors des playoffs 1967, en finale de conférence face à Boston avec 24 points, 32 rebonds, 13 passes décisives, 12 contres. Nous verrons ci-dessous qu’officieusement, le nombre de quadruple-double du Steelt en carrière déborde largement de cette rencontre de 1967. Cependant, il n’existe aucune archive qui permettrait de confirmer ces lignes statistiques aujourd’hui.
C’est le même souci qui nous concerne désormais. En effet, la légende voudrait qu’en ce 18 mars 1968, le pivot ait réalisé le seul et unique quintuple-double de l’Histoire. Comprenez que Chamberlain aurait atteint – et même dépassé, en l’espèce – la barre des 10 unités statistiques dans l’ensemble des catégories, officielles comme officieuses :
53 points, 32 rebonds, 14 passes décisives, 11 interceptions et 24 contres.
Il convient de de revenir sur plusieurs éléments.
Tout d’abord, les chiffres officiels, en noir, constituent l’unique triple-double de l’Histoire avec 50 points et 30 rebonds. Ensuite, toujours en s’intéressant aux statistiques vérifiées dont nous disposons, il s’avère que Chamberlain a converti 24 de ses 29 tirs (82,8 % de réussite). Inscrire au moins 50 points à 80 % de réussite, ils ne sont que 5 à l’avoir fait : Chamberlain à 4 reprises, Michael Jordan (52 points à 85,7 %), Dana Barros (50 points à 83,3 %), Kyrie Irving (54 points à 85,7 %) et Jamal Murray (50 points à 86,7 %).
Évoquons ensuite les statistiques officieuses. Nous l’avons dit, il faut attendre le lancement de la saison 1973-74 pour que les interceptions et les contres soient officiellement comptées comme de véritables statistiques. Depuis lors, ils sont 20 à avoir intercepté au moins 10 ballons au cours d’une seule rencontre. Le record est codétenu par Kendall Gill et Larry Kennon, avec … 11 unités. Au début du mois de mars 2021, notons que TJ McConnell s’est fait remarqué en interceptant 10 balles dans une rencontre remportée contre Cleveland.
Ainsi, bien que ce soit évidemment officieux et que les preuves – dont nous parlerons ci-dessous – résident dans la parole d’un seul homme, il se pourrait parfaitement que Wilt Chamberlain codétienne, dans les faits, le record du nombre d’interceptions réalisées sur 48 minutes. Rien n’empêche de croire d’ailleurs qu’un joueur ait intercepté 15 ballons un jour entre 1946 et 1972. Cependant, si tel est le cas, nous n’avons trouvé aucune trace, même officieuse, dans les archives consultées. Cela constituerait donc un nouveau record dans la besace du pivot.
Nous pouvons procéder de la même façon pour les contres. Ils sont 17 (pour 34 occurrences totales) à avoir claqué au moins 12 contres en un match. Les deux ogres en la matière s’avèrent être Manute Bol (7 fois) et Mark Eaton (7 fois également). La barre des 15 contres, elle, n’a été atteinte et dépassée qu’à 4 reprises. Shaquille O’Neal s’est fendu d’un exceptionnel triple-double avec 24 points, 28 rebonds et 15 contre en 1993. Manute Bol, à deux reprises, à également réalisé 15 contres. Le record est ici détenu par Elmore Smith, avec 17 contres en 1973 contre les Blazers.
Il n’en faut pas plus que remarquer qu’avec 24 contres, Chamberlain exploserait littéralement la marque de référence.
Ainsi donc, Chamberlain aurait – le conditionnel est important – réalisé l’unique quintuple-double de tous les temps. Plus encore, si celui-ci était véridique, le pivot deviendrait recordman du nombre d’interceptions et de contres sur une seule et même rencontre. Le tout sur un match, où il inscrivit 53 points et goba 32 rebonds.
Par conséquent, ce match ne serait-il pas le plus extraordinaire de tous les temps ?
C’est là que notre imagination se retrouve confrontée avec le temps que les moins que 60 ans n’ont pas pu connaître. Nul ne doute que dans les faits, Bill Russel, Nate Thurmond et Chamberlain aient dû, à plusieurs reprises, atomiser la barre – aujourd’hui symbolique – des 17 blocks en une rencontre. Cependant, nous n’en avons guère de trace(s)… ou presque.
En effet, il est un homme qui dédia sa vie entière à la NBA et qui compulsait l’ensemble des statistiques des rencontres qu’il voyait. Cet homme s’appelle Harvey Pollack, statisticien du sport américain, qui travailla pour le compte de la Grande Ligue entre 1946 et … 2015, date de son décès à l’âge de 93 ans. 69 années de service qui lui permirent d’assister au prime de Wilt Chamberlain et de pouvoir affirmer qu’en ce 18 mars 1968, The Steelt a bel et bien réalisé l’unique quintuple-double de l’Histoire.
La parole de Harvey Pollack
Les destins que Pollack et de Chamberlain sont liés. C’est en effet le statisticien qui réalisa l’un des clichés les plus connus de la NBA, un soir de mars 1962. Une photo que chaque observateur de la Grande Ligue connaît :
En effet, à nouveau, il n’existe aucune archive visuelle qui permet de démontrer que Chamberlain inscrivit bel et bien 100 points un jour. Par contre, Pollack était occupé à compter les paniers inscrits par le géant et c’est lui qui put démontrer que le total cumulé des tirs et des lancers-francs permettait d’atteindre la barre des 100 points. D’ailleurs, sur la seule foi des paroles du statisticien, la NBA a officialisé énormément de lignes statistiques de l’époque, alors même que l’on sait qu’il n’est parfois guère aisé de retrouver le nombre de rebonds ou de passes décisives dans une rencontre disputée au milieu des sixties.
C’est toujours lui qui fît en premier la distinction – aujourd’hui classique – entre un rebond offensif et un rebond défensif. On lui prête également, sans certitudes toutefois, l’invention du terme “triple-double”. En d’autres termes, la NBA doit énormément au travail de Harvey Pollack, dont elle éditait les livres statistiques annuellement.
Sur la base de ses datas personnelles, il est possible de retrouver trace des chiffres de Chamberlain dans l’exercice du contre pour 112 autres rencontres. Au petit jeu de la moyenne, sur ces 112 matchs, le pivot réalise 8,8 contres de moyenne. On remarque plusieurs quadruples-doubles officieux, mais également la mention “au moins 20 contres” dans une rencontre de 1962 contre les Packers de Chicago. Notez, dans un autre registre, la mention du record, officiel cette fois-ci, des 55 rebonds attrapés par le géant sur la tête de Bill Russell en 1960.
Dès lors, lorsqu’un homme de la stature et de la compétence de Harvey Pollack affirme que Wilt Chamberlain a réalisé un quintuple-double à la mi-mars de l’année 1968, difficile de ne pas y accorder au moins une oreille attentive. Et si l’erreur (de calcul) est humaine et que le statisticien n’était certainement pas infaillible, son témoignage demeure l’unique source sérieuse qui permettrait d’alimenter encore un peu plus la légende de Chamberlain.
L’exploit, comme la responsabilité, ne sont pas minces.