Depuis 1946 et la création de la National Basketball Association, quelque cinq mille joueurs ont foulé les parquets de la Grande Ligue. Certains d’entre eux ont laissé une empreinte indélébile qui ne sera jamais oubliée. D’autres sont restés bien plus anonymes. Entre les deux ? Des centaines de joueurs, qui ont tour à tour affiché un niveau de jeu exceptionnel, mais dont on oublie bien souvent la carrière.
Dès lors, @BenjaminForant et @Schoepfer68 ont décidé de dresser – littéralement – le portrait de certains de ces acteurs méconnus ou sous-estimés. Au total, ce sont 60 articles qui vous seront proposés : un par année, entre les saisons 1950 – 1951 et 2009 – 2010. Pour chaque saison, un joueur a été sélectionné comme étendard, parfois en raison d’une saison particulièrement réussie, d’une rencontre extraordinaire ou encore d’une action historique …
Chaque portrait s’inscrira dans une volonté, celle de traverser l’Histoire de la NBA de manière cohérente. Ainsi, ces portraits (hebdomadaires) seront publiés dans un ordre précis : un meneur, un arrière, un ailier, un ailier-fort, un pivot. Au bout de cinq semaines, c’est donc un cinq majeur qui sera constitué. Les plus matheux d’entre vous l’aurons compris : au final, ce seront douze équipes, toutes composées de joueurs ayant évolué au cours de décennies distinctes, qui auront été composées.
A vous de déterminer lequel de ces cinq majeurs sera le plus fort, le plus complémentaire, le plus dynastique.
Vous trouverez en fin d’article les liens vous permettant de (re)consulter les articles précédents.
La jaquette
Pour chaque article, @t7gfx vous proposera ses créations. Vous y retrouverez une illustration du joueur présenté (en tête d’article) ainsi qu’une présentation de chaque cinq majeur projeté (chacun avec une identité visuelle propre).
Le synopsis
Comment décrire en quelques mots la carrière et la vie de Dražen Petrović, pour donner envie aux spectateurs – et lecteurs – d’en savoir plus ?
Procédons par méthode, et tentons d’abord d’aiguiser votre curiosité avec un copié-collé d’un des plus grands succès hollywoodiens de l’Histoire.
Dražen Petrović est un jeune garçon qui développe, dès son plus jeune âge, une malformation physique à la hanche. En conséquence, on lui prédira les plus grandes difficultés pour courir et même marcher. Loin de se laisser accabler par ce destin peu enviable, Dražen surpassera cet obstacle, ainsi que les nombreux autres qu’il rencontrera sur son parcours. Bien lui en prendra, car au fil des années, grâce à son talent inné pour la balle orange doublé d’un travail féroce, Dražen Petrović deviendra l’un – si ce n’est le – visage d’une génération, et bien plus encore. Dražen Petrović-Forrest Gump, même combat ? En quelque sorte, oui.
Après le péplum hollywoodien, tentons de vous mettre l’eau à la bouche en rapprochant Dražen d’un autre grand de notre Histoire, qui lui a bel et bien existé. Si Forrest Gump ne vous a pas convaincu, penchons-nous du côté d’un autre prodige de son temps, Wolfgang Amadeus Mozart.
Si l’on attribuera à Dražen Petrović le surnom de Mozart, ce n’est pas par pure fantaisie. Mozart et lui sont deux talents précoces, génies dans leur art, férus de travail et de dur labeur. Dès leur plus jeune âge, ils étonnent, détonnent, et surpassent la masse pour l’éclabousser de leur talent. L’un à la musique, l’autre au basket, mais tous les deux en mesure. Les similitudes sont nombreuses, trop nombreuses même, car l’un comme l’autre quitteront prématurément le monde qu’ils auront mis à leurs pieds.
Si Forrest Gump et Mozart ne vous ont pas séduits, pourquoi ne pas tenter de vous emporter dans l’histoire de Dražen Petrović et sa folle épopée à travers le monde ?
Car Dražen Petrović, c’est aussi ça. Une histoire qui débute dans les gymnases de Šibenik, petite ville portuaire nichée au sud de la Croatie au bord de la mer Adriatique. Là-bas, Dražen passera des heures, avant, après, entre les cours, balle en main à répéter ses gammes dans le gymnase, prêt à défier les adultes qui s’entrainent. En grandissant, et après avoir rempli ses obligations militaires et refusé la proposition d’une université du Nouveau Monde, il y aura l’envol vers Zagreb, la capitale, et le fameux Cibona où jouait alors son frère. Là-bas, Petrović allait écraser le Vieux-Continent de son talent en affolant les compteurs. Après quatre ans de domination pure, Dražen s’affranchira de sa Croatie natale pour alla goûter aux folies de la capitale ibérique, Madrid. Une valse à un temps avec les Meringue, avant de s’en aller conquérir le Nouveau Monde, enfin. Un monde hostile à son talent, qui allait être le théâtre d’une nouvelle bataille pour celui qui ne se battait jusqu’alors que pour un seul droit : celui de jouer au basket.
Dražen Petrović, c’est tout ça. L’histoire d’une légende truffée de légendes. Alors si vous n’avez toujours pas envie de vous plonger dans son histoire, je ne peux plus rien pour vous. Pour les autres, installez-vous confortablement dans votre fauteuil, Mozart débarque.
Action !
Acte I – L’amorce : Šibenik, où tout commence
Dražen Petrović né le 22 octobre 1964 à Šibenik, dans ce qui est encore la Yougoslavie communiste. Son frère ainé, Aleksandar, lui fait découvrir le basket, et c’est ainsi que l’histoire d’amour va débuter entre Dražen et la balle orange. Son frère est doué, très doué même puisqu’alors que son jeune frère n’a que 10 ans, il est déjà sélectionné en équipe nationale de jeunes.
Dražen veut faire comme son ainé, et pour cela, il va s’enfermer dans le travail. Dribbler, encore et encore, sans cesse, tout le temps. A 11 ans, il prend sa licence au club local. Rapidement, il va écraser la concurrence dans les catégories jeunes… Tant et si bien qu’à seulement 15 ans, le nouveau coach en place en équipe première, Zoran Slavnic, décide de donner sa chance à ce petit jeune qui l’intrigue.
Et on peut dire que Dražen ne va pas laisser filer l’occasion. Trois ans à se faire la main, discrètement, et à côtoyer des joueurs bien plus expérimentés et physiques que lui. Trois ans à travailler sans relâche, avant, pendant et après les cours.
« Personne à Sibenik ne me forçait à travailler si dur, tout au moins pas aussi dur que je le faisais. Mais si je ratais un entraînement, je me sentais mal, comme si j’avais commis un péché mortel » – Dražen Petrović.
Jusqu’à la saison 1981-82. Cette saison-là, son entraineur décide de le replacer du poste d’arrière à celui de meneur avec un constat simple : plus Dražen a le ballon, mieux l’équipe se porte. Petrović a alors 18 ans, et termine la saison à 16 points par match. Surtout, Sibenik va vivre la première finale européenne de son histoire contre le CSP Limoges en Coupe Korac (la 3è coupe d’Europe d’alors) : 19 points, 10 passes pour le prodige, mais une défaite.
La saison suivante, c’est la libération. Du haut de ses 19 ans, Petrović score 25,6 points par match, et porte Sibenik au sommet du championnat… Pour quelques heures. Au terme du match 3 décisif, où Dražen score 40 points – dont les deux derniers lancers-francs, au buzzer, pour la gagne -, Sibenik est champion. Mais le lendemain matin, le président de la Fédération yougoslave annule le match après avoir revisionné la fin de celui-ci. Il ordonne de rejouer le match sur terrain neutre, Sibenik refuse, et le titre revient alors à Sarajevo. Petrovic refusera de rendre sa médaille, question de fierté. 19 ans, on rappelle.
Après cette saison 1982-83, les obligations militaires rattrapent le jeune homme. Forcé de s’exiler un an, l’armée autorise toutefois Petrović à aller s’entrainer à sa guise dans le gymnase. Aussitôt, le jeune homme se remet au travail, et va notamment se concentrer sur l’un des points faibles de son jeu d’alors : son tir extérieur. A l’époque, ce tir lui avait été montré comme la principale lacune de son jeu d’attaque. Alors il va travailler, dans l’ombre du gymnase militaire, avec un objectif simple : convertir 2000 tirs à 3 points par semaine. Pendant un an. Le résultat… Vous le connaissez.
Eloigné des parquets, il n’est pas pour autant tombé dans l’oubli, loin de là. Alors qu’il est surveillé dans toute l’Europe, l’université de Notre Dame lui fera une offre. Il fera finalement le choix du cœur, et décidera de rejoindre son frère Aleksandar dans l’effectif du club phare de son pays natal, aux ambitions européennes affirmées : le Cibona Zagreb.
Acte II – L’idylle : From Zagreb, with love
Dražen Petrović et le Cibona Zagreb, ce sont quatre années fantastiques, complètement folles et démesurées, à l’image du joueur qu’il était. Un chiffre résume à lui seul cette épopée : 37,7 points de moyenne. Sur quatre ans.
Dès le départ, Dražen est installé en tant que meneur de jeu, aux côtés de son frère, arrière. Devenu plus adroit, avec un tir nettement plus rapide, et toujours doté de ses qualités de dribble et de drive, Drazen va surnager au milieu de ses coéquipiers. Rapidement, il devient la star d’un effectif pourtant fourni en talents, et plus largement, la star incontournable du pays. Le talent aperçu à Sibenik se confirme. Mieux, celui-ci semble encore plus fort. Du haut de ses 20 printemps. Sur le terrain, Drazen parait en avance sur son temps : il décoche sans réfléchir longue distance, que la défense soit placée ou non. Balle en main, il provoque ses défenseurs si ceux-ci se livrent trop, et ne se fait pas prier pour aller convertir leurs fautes en lancers-francs gratuits.
A Zagreb, Dražen va surtout pouvoir s’exprimer sur la plus grande scène européenne lors de ses deux premières saisons.
Dès la première année de leur relation, en 1985-86, Dražen et le Cibona se hissent jusqu’en finale de l’ancêtre de l’Euroleague, contre le mastodonte ibérique du Real Madrid. Le Cibona avait déjà battu deux fois le Real cette saison-là, deux matchs que Dražen terminera avec respectivement 39 et 44 points. En finale, il se contentera d’en planter 36 pour arracher la victoire devant 15.000 spectateurs en liesse. Dans la foulée, Zagreb remportera le championnat, et la coupe. Triplé, rideau pour la concurrence. Zagreb est sur le toit de l’Europe, avec à sa tête le meilleur joueur d’Europe.
La deuxième saison sera du même acabit, ponctuée de performances hallucinantes et de trophées. Contre le CSP Limoges, qui l’a privé de deux Coupes Korac à Sibenik, Dražen enclenche le mode vengeance : 51 points avec 10 tirs primés… dont 8 rentrés consécutivement (vidéo suivante). Vous en voulez encore ? La même saison, en Euroleague : 49 points contre le Real, 44 contre Kaunas, 44 encore pour le Maccabi, 47 points… et 25 passes décisives contre Milan. Le parcours lui, est identique : direction la finale contre le Zalgris Kaunas du grand Sabonis, et une victoire, pour un historique doublé.
Le règne de Dražen Petrović sur l’Europe est acté. Si une nouvelle génération va bientôt tenter de bousculer la hiérarchie (Vlade Divac et Toni Kukoc en tête) dans le championnat, Dražen reste le patron et le joueur phare du circuit européen. Et comme tous les grands joueurs, les courtisans sont nombreux à ses pieds.
Petrović n’a jamais caché son attrait pour le championnat espagnol, et les deux grosses écuries du championnat, le Real Madrid et le FC Barcelona, sont dans les starting blocks. Le Real frappe le premier, et lui propose un contrat en or. Les choses commencent également à bouger de l’autre côté du globe, en NBA. A la draft 1986, alors que Petrović est maintenant âgé de 22 ans, les Portland Trail Blazers le sélectionnent en 60è choix, et d’autres franchises NBA se positionnent sur son dossier. Plus aucun doute : le risque de voir l’oiseau quitter le nid est des plus réels, et la Fédération yougoslave décide de rentrer en jeu pour éviter de perdre sa star à deux ans des Jeux Olympiques de Séoul, en 1988.
Le deal est le suivant : Petrović reste à Zagreb pendant encore deux saisons, jusqu’aux Jeux Olympiques. Après ça, il sera libre de signer où il le souhaite. Durant ces deux saisons, Petrović continuera son carnage offensif, mais le Cibona devra composer avec la montée en puissance des équipes du championnat yougoslave. Pas de souci pour Drazen, qui termine la saison avec 37 points de moyenne, et permet au Cibona de finir la saison invaincue… Avant une double défaite, en demi-finale, contre l’Etoile Rouge de Belgrade. L’année suivante, rebelote, avec une défaite en demi-finale contre le Partizan Belgrade d’un jeune Vlade Divac qui se dévoile à l’Europe entière. Sur le plan européen, le Cibona doit évoluer dans les coupes de seconde zone, mais ça n’empêche pas le meneur de briller : deux trophées coup sur coup, d’abord en Coupe des Coupes, puis en Coupe Korac… contre le Real Madrid.
Acte III – Le trouble : Madrid, je t’aime, moi non plus
Le Real justement, parlons-en. L’une de ses victimes préférées durant son début de carrière. Mais aussi son équipe, le temps d’une saison. En 1988-89, enfin libre de s’engager où il le souhaite, Petrović plie bagage direction Madrid. Le transfert fait alors grand bruit, et Dražen, pourtant ultra-dominateur depuis des années, est attendu comme rarement : nouveau pays, nouveau championnat, nouvelle ambiance, nouveau vestiaire… Avec lequel il a déjà, en raison de son caractère bien trempé sur le terrain, des antécédents qui ne lui sont pas réellement favorables. Et pourtant, une fois venu le temps de mettre les chaussures sur le parquet, les fans madrilènes vont se prendre d’amour pour ce joueur qu’ils ont tant haï des années durant.
Le 14 mars 1989, Mozart va offrir à l’Europe l’un de ses plus beaux récitals, l’un de ses derniers sur le sol européen.
Nous sommes en finale de la Coupe des Coupes, et Petrović, vu par tous comme l’uns des plus brillants scoreurs du moment, est opposé à un autre scoreur racé : Oscar Schmidt. Le Real remportera le match après prolongation face à Caserte sur le score de 117 à 114. Si le brésilien se fendra de 44 points, Dražen lui, explosera les compteurs avec 62 points. Pourtant, l’ambiance n’est pas à la fête dans les vestiaires, certains de ses coéquipiers, installés depuis longtemps dans l’équipe, vivant mal la surexposition du meneur vedette, éclipsant totalement les autres.
La saison se terminera en eaux troubles, entre un Petrović continuant sur sa lancée sur les parquets, comme à son habitude, et des tensions en coulisses, sur fond de polémique et de rivalité entre Madrid et Barcelone. En fin de saison 1989, malgré les trois ans de contrats restants, Petrović décide de faire le grand saut : direction la Grande Ligue.
Acte IV – Le désespoir : Portland, faux rookie, vrai mur
Comme dans tout bon film, il arrive forcément un moment où le héros se retrouve au pied du mur. Pour Petrović, alors que la NBA apparaissait comme la dernière étape de son développement de joueur, l’aventure commencera comme un cauchemar.
Malgré son statut de demi-dieu en Europe, Petrović n’est rien en Amérique.
Lorsqu’il débarque à Portland, les lignes arrières sont déjà bien fournies, avec notamment Clyde Drexler, titulaire indéboulonnable sur le poste 2, où Dražen est amené à évoluer. Alors qu’il est habitué à être le principal créateur et porteur de balle pour son équipe, il doit tout réapprendre. Plus question d’avoir carte blanche en attaque et de se la jouer totalement relaxe en défense. Il lui faut repasser par la case départ, et à nouveau, faire ses preuves dans ce nouveau monde qui le découvre. Mais les espoirs vireront courts.
Rick Adelman, le coach des Blazers, réduit son temps de jeu à peau de chagrin sur sa première saison, avec 12,6 minutes de moyenne. Et s’il se donne sans cesse à l’entrainement pour tenter de renverser la hiérarchie, son temps de jeu famélique nuit grandement à son moral en coulisses. Petit à petit, Dražen commence à regretter son choix, secrètement, mais sûrement.
Pour Petrović, le basket est bien plus qu’une passion. C’est un véritable culte. Certains de ses coéquipiers et amis n’hésiteront pas à le chambrer tout au long de sa carrière sur ses airs casanier et renfermé. C’est un rat de gymnase, un vrai, un joueur capable de passer des heures à répéter ses gammes, encore et encore. Mais le plus frappant, c’est la différence qu’il y a entre le Petrović sur et en-dehors du terrain. Une fois sur le parquet, plus rien ne compte, et seule la victoire l’anime. Depuis ses débuts à Sibenik, Dražen fait preuve d’un tempérament de feu : public, adversaires, arbitres, rien ni personne n’y échappe. Humiliations, insultes, Dražen est un feu que le bruit du filet attise. Une fois la partie terminée, l’euphorie descendue, le visage redevient plus renfermé, limite timide. Jusqu’au prochain match.
Pour vivre sereinement, Petrović a besoin de cet équilibre. Or, à Portland, sans pouvoir s’exprimer pleinement sur son terrain de jeu favori, le compte n’y est plus, et Dražen tourne en rond. Il fulmine, déprime, mais reste professionnel coûte que coûte, travaillant encore et encore à l’entrainement, pour montrer quel joueur il est, et quels services il peut rendre. Mais le message ne passera pas, pas à Portland. Jusqu’à l’implosion.
La deuxième saison, Adelman le relègue au bout de la rotation. L’arrivé de Danny Ainge densifie davantage l’effectif sur les lignes arrières, et Dražen est condamné à jouer les garbage-time, ces fins de matchs anecdotiques quand le score est déjà acquis. En novembre 1990, c’en est trop.
« Je veux être transféré. Je suis le 12è homme de l’effectif, je n’ai pas mérité ça. Si rien n’est fait, je retournerai en Yougoslavie. J’ai essayé d’être patient, mais ça ne marche pas. Je suis prêt à partir. Je ne veux pas mettre la pression sur Rick. Il a déjà mis en place sa rotation. Je ne dis pas que je suis meilleur que Clyde, Terry ou Danny Ainge. Je veux juste être transféré. Je ne veux pas rester ici, parce que je n’ai tout simplement pas ma chance. »
La réponse de Rick Adelman sera cinglante.
« Je peux comprendre que quelqu’un ne soit pas content de ne pas jouer, mais on a d’autres gars dans l’équipe dans la même situation. Nous sommes à 6-0, nous avons une très bonne équipe et il en fait partie. Il gagne énormément d’argent pour jouer. Je suis désolé, je ne peux rien y faire pour l’instant. Je n’ai pas l’impression que quiconque ait à se défendre de la situation. Soyons réalistes. On parle d’un mec qui tournait à 7 points par match l’an dernier, pas d’un All-Star. On a plein de joueurs devant lui, et qui sont de très bons joueurs. Qui dit que ça ne lui arrivera pas ailleurs ? Il est très mal conseillé, c’est tout. »
Verdict ? Trois mois plus tard, Dražen file aux Nets.
Acte V – La renaissance : New Jersey, a star is (re)born
Arrivé en cours de saison 1990-91 à New Jersey, Dražen va connaître des débuts difficiles, et pas uniquement sur le terrain. En dehors, il est très affecté par la situation géopolitique en Europe, où son pays se déchire dans une véritable guerre. Loin de sa famille, sans réelle connaissance de ce qu’il se passe alors chez lui, Petrović est perturbé. Sur le terrain, il est toujours cantonné à une place de remplaçant, derrière Reggie Theus, mais le ciel semble un tantinet s’éclaircir.
En 43 rencontres, il joue en moyenne 20 minutes par match. Un bond significatif par rapport à sa situation à Portland. Il faut dire que les Nets sont parmi l’une des plus faibles équipes de la Ligue, sans vraiment de structure de jeu, ni de joueurs référencés pour les guider vers le succès. Une place vacante, que Dražen Petrović se verrait bien prendre.
En 1991-92, il est l’heure.
L’heure pour Dražen Petrović de montrer à ce Nouveau Monde qui l’a jusqu’alors rejeté de quel bois il est fait. Propulsé meneur titulaire après le départ de Reggie Theus en Europe, Dražen ne loupera aucun des 82 matchs disputés cette saison-là.
A 28 ans et après un gros travail physique en coulisses, il est peut-être moins rapide que dans ses années Zagreb, mais plus développé du haut du corps. Il tient mieux le rythme, tient mieux le choc en défense, et semble enfin, prendre du plaisir en NBA : 36,9 minutes de jeu en moyenne, plus de 16 tirs par match pour 20,6 points de moyenne, à 44,4% à 3pts (2è plus haut pourcentage de la Ligue). Durant la saison, il fera sa première grosse performance en NBA, collant 39 points aux Celtics de Larry Bird au Boston Garden.
L’ultime symbole de son renouveau ? La langue de Dražen retrouve de son verbe sur les parquets. L’équilibre est enfin rétabli. Sous son impulsion, si les Nets ne deviennent pas pour autant prétendants au titre, ils quittent les bas-fonds de la NBA, passant de 26 à 40 victoires, et surtout, une qualification en playoffs.
Pour ses premiers playoffs, Dražen affrontera les Cavaliers de Cleveland. Son premier match de post-season en carrière ? 40 points, dont 24 en première mi-temps sur la truffe de Steve Kerr. Malheureusement pour lui, les Nets seront trop courts, et tomberont 3-1 face aux Cavs. Mais le plus important est ailleurs : Mozart a ressorti ses partitions, et joue à nouveau à la perfection.
L’oscar de la saison 1992-1993
La saison 1992-93 sera celle de la confirmation du retour de Petrović au premier plan.
Durant l’été, les Jeux Olympiques de Barcelone sont passés par là. La Croatie dispute son premier tournoi international en tant que pays indépendant. Petrović et Kukoč mèneront la barque croate jusqu’en finale face à la Dream Team, coachée par Chuck Daly, tout juste nommé nouveau coach des Nets. Petrović terminera meilleur scoreur de la finale, avec 24 points, mais les croates s’inclineront logiquement, de 32 points, après avoir plus que résister en première mi-temps (+7 seulement pour les Américains).
Confirmé dans son rôle meneur à vocation offensive par Chuck Daly, Dražen continuera de performer sous le maillot ciel des Nets, pour ce qui sera indéniablement sa meilleure saison individuelle en NBA. Sur les 70 matchs qu’il dispute cette saison-là, Mozart ravie les esthètes et fait lever les foules, avec son arsenal offensif complet, et surtout ce tir, si précis, si létal, si rapide.
Le 4 décembre 1992, match face à San Antonio. Les Nets sont menés une très grande partie du match, mais se rapprochent dans le moneytime. Le moment choisi par Mozart pour faire pencher le Brendan Byrne Arena dans une euphorie des grands soirs. Un trois-points d’abord, suivi d’un cri rageur, poings levés – un geste presque signature chez lui. Puis un drive improbable, à quelques secondes du buzzer, pour arracher la prolongation, avant d’aller, à nouveau, haranguer la foule. Au final : 39 points, 5/7 à 3pts, et la victoire. C’était ça, Dražen Petrović.
Le 24 janvier 1993, match face à Houston. Cette rencontre sera l’occasion de voir le croate établir son record de points sur un match, après avoir pris feu dans le dernier quart-temps, avec 25 points. Sa ligne de stats finale : 44 points, 17/23 aux tirs, 3/3 à 3pts, 7/7 aux lancers-francs. Dražen se régale des écrans qui lui sont offerts, et sanctionne à chaque opportunité. Le tir va trop vite, la mécanique est trop soignée, trop précise pour que Houston puisse faire quoi que ce soit. Balle en main, il joue avec son physique, use de ses changements de vitesse, de ses feintes et de son footwork pour se dégager la seconde nécessaire à larguer une nouvelle flèche. Dražen est au sommet de son art.
Sur les mois de décembre et janvier, il tourne à 23,9 points par match à 49,3% de réussite longue distance. Une folie. Les Nets sont en positif (23 victoires, 18 défaites fin janvier), et sont même 4è de la conférence Est au moment des sélections pour le All-star game, où logiquement, son nom circule dans les rumeurs. Toutefois, Dražen ne sera pas convié au rendez-vous des étoiles, terminant bien loin dans les suffrages du public, et sans être repêché par les coachs.
Mais si la fierté de Mozart en prendra un coup, son niveau de jeu parlera pour lui. Sur la deuxième partie de saison, il doit s’employer davantage pour palier à la blessure de Kenny Anderson, out pour le reste de la saison. En mars, les Nets prendront 7 victoires pour 3 défaites, une belle série qui malheureusement, sera gâchée. Blessé au genou gauche, Dražen loupe 12 matchs, et la perte est trop importante pour les hommes de Chuck Daly : 9 défaites concédées, et un recul évident au classement.
Qualifiés pour les playoffs, les Nets tomberont à nouveau, en 5 matchs cette fois, contre les Cavaliers. Déjà légers sur leur profondeur d’effectif, privés d’Anderson et avec un Petrović limité, ils ne pourront pas réaliser l’exploit d’une qualification.
Dražen Petrović conclut la saison avec 22,3 points par match, accompagnés de 2,7 rebonds et 3,5 passes. Il fait mieux que sa première saison sous le maillot des Nets, terminant avec 44,9% de réussite à 3 points. La confirmation de son renouveau et la belle saison des Nets seront récompensés indirectement avec la sélection de Petrović dans la All NBA Third Team… Mais rien n’indique que Petrović rejoue l’année prochaine en NBA, bien au contraire.
Son contrat s’achève à l’été, et depuis le début de saison, des offres de grosses écuries européennes fleurissent en coulisses. On le veut en Italie, en Espagne, en Grèce. En NBA ? Sûrement. Mais les choses traînent avec les Nets, n’arrangeant rien au sentiment de méfiance que Petrović ressent en NBA vis-à-vis des joueurs européens. Ses mots dans le vestiaire ne laissent que peu de place aux doutes :
“Je ne resterai pas en NBA. Peut-être que c’était mon dernier match avec les Nets. Ils ont eu leur chance, mais ils ont attendu trop longtemps. C’est une question de respect. Je ne peux pas comprendre que quelqu’un dise un truc, et fasse le contraire. J’étais prêt à resigner l’an dernier, en juillet. Ils sont venus avec une offre en mars. J’ai attendu 7 mois. C’est trop tard”.
Le générique de fin
De suite, malheureusement, il n’y aura pas. La carrière et la vie du prodige croate s’arrêteront subitement le lundi 7 juin 1993.
Il faut parfois savoir être humble, alors pour vous peindre les derniers instants de la vie de Mozart, je ne peux mieux faire que vous proposer de lire les mots de Laurent Vergne, dans le très bel épisode des Grands Récits d’Eurosport, dédié à Dražen Petrović :
“Lundi 7 juin 1993. L’équipe de Croatie revient de Pologne, où elle a disputé le tournoi de qualification pour l’Euro qui doit débuter dans deux semaines. Les vice-champions olympiques sont en escale à Francfort avant d’embarquer pour Zagreb. Mais Drazen Petrovic a un autre plan. Il ne rentrera pas tout de suite au pays. Klara Szalantzy vient le récupérer à l’aéroport. Direction Munich, où ils souhaitent passer quelques jours ensemble avant que le joueur ne rejoigne la sélection. L’Euro est organisé en Allemagne. L’occasion est trop belle. Une décision de dernière minute. Drazen avait un billet sur le vol Francfort-Zagreb.
Pour effectuer les quatre heures de route qui séparent Francfort de Munich, le duo sera trio. Klara est accompagnée par Hilal Edebal. Amie d’enfance, cette joueuse de basket turque a 23 ans, comme Szalantzy, et revient des Etats-Unis, où elle a joué à l’université. Les deux amies se sont retrouvées la veille.
La Golf rouge quitte Francfort peu avant 15 heures. Klara Szalantzy a pris le volant. Drazen Petrovic est installé sur le siège passager, Hilal Edebal juste derrière lui. Vers 17h15, la Golf est déjà à la hauteur d’Ingolstadt. Klara roule vite sur l’autoroute dépourvue de limitation de vitesse. Très vite. 180 km/h. Il ne reste plus qu’une grosse demi-heure de route pour atteindre Munich. C’est une chaude journée de fin de printemps. Mais en cette fin d’après-midi, le temps se fâche sur la Bavière. Gros orage. Trombes d’eau. Visibilité minimale. Mais la Golf ne ralentit pas.
En sens inverse, arrive un camion néerlandais. Son chauffeur perd le contrôle sur la chaussée devenue glissante. Il traverse le terre-plein central et se retrouve de l’autre côté des voies. Juste au moment où la Golf rouge déboule. Klara Szalantzy freine, part en aquaplaning, tape la glissière de sécurité puis vient percuter le camion sur le côté. Drazen Petrovic dormait, la tête appuyée contre la vitre. Il ne portait pas sa ceinture de sécurité. Sous l’impact du choc, il a été expulsé de la voiture à travers le pare-brise. Il est mort sur le coup. “A son poignet gauche, une montre en or, raconte Todd Spehr dans la biographie Drazen : la remarquable vie et l’héritage du Mozart du basketball. Elle s’est arrêtée au même moment que sa vie. La petite aiguille sur le cinq, la grande sur le quatre.”
Le 11 juin 1993, Petrović est enterré. Son cercueil est porté par certains de ses anciens coéquipiers et amis proches, à l’image de Stojko Vranković, Dino Rađa ou Toni Kukoć. Le président croate assiste aux funérailles, tout comme Chuck Daly. Les scènes sont à soulever les cœurs, et toute une nation pleure l’un de ses plus emblématiques héros. Miro Jurić, jeune joueur du KK Sibenka de Sibenik où Dražen a fait ses gammes plus jeune, prononcera des mots qui résument, à eux seuls, le choc subi :
“Ici, nous vivons la guerre tous les jours. Mais aucune grenade tombée sur Sibenik ne nous a autant choqué que l’annonce de ta mort”.
Crédits et hommages
Dès l’annonce de son décès, la disparition de Dražen Petrović, les hommages se sont multipliés. Déjà considéré comme un dieu en Croatie, et plus largement en Europe, son histoire ne tombera pas dans l’oubli, bien au contraire. Nombreux sont les joueurs qui, depuis, ont dit haut et fort que Dražen les avait inspirés, et leur avait pavé la route vers la grande NBA.
Dražen Petrović est décédé en 1993, mais jusqu’à ce jour, il continue à inspirer des générations entières. Si vous n’y croyez pas, demandez à Igor Kokosvov et Luka Doncic. Alors coach de la Slovénie, Kokoskov prend à part son jeune prodigue durant l’Eurobasket 2019 pour lui parler de Petrović, et lui raconter comment, à l’Eurobasket 1989, ce dernier s’était levé à l’aube, avait réveillé un assistant-coach, l’avait amené dans le gymnase avec sa voiture, pour enchaîner les shoots pendant 3 heures, avant de revenir prendre le petit-déjeuner avec ses coéquipiers.
Pour conclure, florilège d’hommages.
“Dražen Petrović était un jeune homme extraordinaire, un véritable pionnier pour basket-ball dans le monde. Je sais qu’une partie de son héritage sportif sera qu’il a ouvert la voie à d’autres joueurs internationaux pour venir avec succès jouer en NBA. Sa contribution aura été énorme. Nous sommes tous fiers de l’avoir connu”. – David Stern
“Il était le compétiteur le plus tenace que j’ai jamais rencontré. Je me souviens que quand il est arrivé en NBA, ici à Portland, il ne jouait pas beaucoup. Mais une fois à New Jersey, je jouais avec Boston, et il a livré des duels épiques face à Reggie Lewis. Ce dont je me souviens le plus, c’est qu’il était tellement heureux de pouvoir jouer. Il jouait avec énormément de vie. C’était un shooteur incroyable, les gars adoraient jouer avec lui”. – Ed Pinckney
“Du point de vue de l’éthique de travail et de la progression, je le mets dans la même classe que Nowitzki. C’était un des premiers gars à tirer à un mètre derrière la ligne à 3 points, et il arrivait à le faire en allant à toute vitesse, en sortie d’écrans. C’était complètement fou. Il serait parfait pour le jeu actuel”. – Rick Carlisle, assistant chez les Nets à l’époque
“Tout le monde parle encore de lui, et ça va continuer comme ça longtemps. C’était un immense joueur. Je ne l’ai pas vu jouer, mais j’ai entendu parler de ses entraînements, de son jeu. Il a ouvert la voie pour les joueurs européens. Lui, Divac, … C’était une autre époque. Mais tout le monde se souvient encore de son duel face à Michael Jordan à Barcelone, ou quand il le jouait en NBA. Il n’avait peur de personne. Il était unique”. – Nemanja Bjelica
“Tout le monde le connait. Les médias en parlent assez souvent, et on peut trouver ses vidéos sur internet maintenant. Les gamins d’aujourd’hui doivent encore en entendre parler. J’ai visionné certains de ces matchs, c’était un joueur majeur. C’est évidemment difficile de voir un tel joueur finir ses jours comme ça. Mais il a ouvert des portes pour nous. Il est arrivé ici, a eu du mal à s’adapter, mais il n’a jamais abandonné. C’est un exemple pour tous ceux qui veulent progresser”. – Jusuf Nurkic
“Il est important partout, pas seulement en Serbie. C’est une légende dans toute la région des Balkans. On est similaire tous les deux, dans le jeu et dans la morphologie. Et comme lui, je me suis beaucoup entraîné pour, car c’est vraiment le seul moyen d’y arriver. Je le connais bien car j’ai visionné pas mal de vidéos. Mais je n’ai malheureusement pas eu la chance de le voir jouer en chair et en os. Je l’ai vu à la télé, mais ce n’est pas pareil. Ca m’attriste toujours un peu d’y penser, car je ne pourrai jamais le voir jouer. Mais j’ai évidemment lu et entendu beaucoup d’histoires sur son compte. Sur ses méthodes d’entraînement surtout. Certains de mes entraîneurs ont côtoyé son entraîneur, et j’ai entendu parler de son incroyable préparation. Il se levait entre 5 et 6h du matin, avant d’aller en cours, et il faisait sa séance de tirs. Peu importe la saison, été comme hiver. Ensuite, il allait en cours et le soir, rebelote, il remettait ça avec un nouvel entraînement. Il était vraiment dédié à son jeu, voire obsessionnel”. – Bogdan Bogdanovic