Décembre 2014. Les Warriors reçoivent une équipe du Magic en reconstruction pendant qu’eux arrivent à une étape cruciale de leur histoire : personne ne le sait encore, mais la révolution Curry est en marche. Pourtant, ce soir-là, Orlando va chèrement vendre sa peau et se retrouver à +2, possession en main, à 14 secondes du buzzer final.
Malheureusement, Elfrid Payton rate sa chance en tentant de mettre les siens à +4. Curry obtient la balle et en transition, crucifie le Magic d’un pull-up 3 retentissant. Une marque de fabrique qui s’apprête à changer le visage de la franchise dans les mois à venir. Et celui de la NBA, probablement à jamais.
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Le pull-up 3, donc.
En 2013-2014, Golden State était l’équipe faisant le plus appel à ce tir de derrière la ligne des 3 points. Moins de 8 tentatives par rencontre pour les leaders, autour des 3 tentatives pour les plus frileux. Niveau réussite ? Les équipes oscillaient entre 22,2 et 36,6%. Autrement dit, personne ne s’était réellement penché sur le sujet, les joueurs l’utilisaient le plus souvent faute d’autre solution et dans des cas désespérés. Peu chez ces derniers s’exerçaient d’ailleurs à tenter un tir pareil. Et pour cause, la NBA vivait encore sous un adage différent : on ne gagne pas de titres en s’appuyant sur des tirs longue distance.
En quelques années, le paysage de la grande ligue a bien changé. Le shoot longue distance est devenu un indispensable pour monter une attaque élite et le pull-up n’est plus uniquement un shoot réservé à la mi-distance. En ce début de saison, l’équipe s’appuyant le plus sur cette arme (les Portland Trail Blazers) en tente 19,2 par rencontre, les moins bien armés (New-York Knicks) approchent les 5 tentatives et les pourcentages de réussite ont littéralement décollé en institutionnalisant son utilisation.
Quand la meilleure équipe shootait à 36,6%, à faible volume il y a 7 saisons, 11 équipes dépassent maintenant cette marque, oscillant entre 36,9 et 43,4% dans l’exercice. Un changement de paradigme total qui s’explique évidemment par plus que la simple réussite des Warriors. Car si avoir des joueurs capables de planter des pull-ups 3s à haut degré de réussite donne un véritable coup de main collectif, il ne faut pas être dupe : les joueurs se sont également rendus compte qu’ils étaient un moyen de se faciliter la vie et de passer un véritable cap individuel. Si quelques coachs conservateurs peinent encore à donner l’autorisation à leurs poulains d’ouvrir les vannes, d’autres ont compris que cette arme était désormais un indispensable pour ouvrir le jeu et décomplexer leurs joueurs.
Le pull-up 3 et son institutionnalisation
Pendant longtemps, être un grand shooteur était quelque chose de très contraignant. Pour être reconnu comme un prodige de la longue distance, façon Reggie Miller, Drazen Petrovic, Ray Allen, Kyle Korver…, il vous fallait plusieurs choses. Tout d’abord, vous deviez être doté d’une intelligence de jeu évidente, être capable d’évoluer sans ballon et d’être en activité permanente pour tenter d’obtenir un catch&shoot grand ouvert. Cela voulait dire que vous pouviez très bien être aussi adroit que ces gars-là, mais ne pas vraiment briller dans l’exercice à leur niveau. Pourquoi ? Parce qu’avoir le QI Basket suffisant pour vous déplacer avec justesse n’est pas donné à tous. Dans ce cas, il fallait espérer jouer avec d’autres stars capables d’attirer les prises à deux pour pouvoir faire feu de tous bois.
En prime, il fallait deux choses. La première, accepter d’évoluer sans ballon. Le seul moyen largement admis de prendre un tir à 3 points était des suites d’une passe : en rythme. De fait, jouer l’excentrique et prendre des tirs à longue distance en sortie de dribble ne s’obtenait que dans deux cas. Tomber sur un coach qui ne vous enverrait pas sur le banc pour votre audace, ou être suffisamment fort en la matière pour se permettre quelques tentatives par rencontre.
Puis vint les Warriors. En rapportant un titre grâce à une palanquée de shooteurs autour d’un Stephen Curry décomplexé par l’arrivée de Steve Kerr, ils allaient ouvrir la voie à des tentatives plus extrémistes. Car si le chef pouvait se permettre des coups de folie, il faudra attendre 2016-2017 et le laboratoire statistique des Houston Rockets pour voir une autre équipe commencer à institutionnaliser ces tentatives. Avec 12,1 tentatives par match, ils deviennent la première équipe à passer la barre des 10 et ne vont pas s’arrêter en si bon chemin avec l’arrivée de Mike D’antoni. Avec James Harden, les Rockets explosent le plafond de verre et sont petit à petit imités, atteignant les 21 tentatives en 2018-2019 (dont 12,1 pour le seul James Harden).
Individuellement, de nombreux joueurs font désormais autant de tentatives (ou plus !) que les équipes les plus fantasques n’osaient il y a 7 ans. Les maîtres du pull-up sont pour la plupart âgés de moins de 30 ans et ont suivi la tendance lancée par Stephen Curry, James Harden, Kemba Walker et Damian Lillard. Il ne faut pas s’étonner de trouver de nombreux guards construire leur menace autour ce cette arme : Luka Doncic, D’angelo Russell, Trae Young, Kyrie Irving ou encore Devonte Graham doivent beaucoup à cette révolution brutale qu’a connu la grande ligue. Et pour cause, combien de joueurs ont et vont encore débloquer leur potentiel grâce à cette arme destructrice trop longtemps dédaignée ?
Tentatives par match en 2013-2014 vs 2020-2021
Les exemples récents : quand le pull-up 3 vous change la vie
Jayson Tatum
Comme tous les ans, des joueurs NBA connaissent une soudaine progression. Parfois en obtenant un rôle supérieur et en s’en montrant digne, parfois en ajoutant une ou plusieurs armes à leur arsenal. Si vous souhaitez faire partie de la seconde catégorie, le pull-up 3 s’avère être un accélérateur de particules particulièrement efficace. En effet, il est extrêmement intéressant car il donne une dimension supérieure à un scoreur, mais permet aussi indirectement d’ouvrir le jeu pour celui dont le tir est respecté. Résultat, ces dernières saisons, plusieurs joueurs ont pris une autre dimension en comprenant ô combien faire appel à ce shoot allait changer leur vie.
Dès sa première saison, Jayson Tatum a montré qu’il avait de l’avenir. Pourtant, alors que le passage de rookie à sophomore permet généralement de passer un cap naturellement, Tatum a connu une évolution moins linéaire. Une sélection de tir moins intelligente, un volume de tir plus important mais une efficacité en berne avaient laissé un goût d’inachevé aux Celtics. D’autant qu’en début de troisième année, les mêmes reproches pouvaient être faits à l’ailier bostonien. Et puis, d’un coup : le déclic. En ajoutant plusieurs cordes à son arc, il allait s’offrir les épaules pour devenir ce qu’on lui promettait en 2018 :
- Augmenter drastiquement son volume de tir (18,4 tirs par match contre 13,1)
- Améliorer légèrement son efficacité au tir en ce faisant (56,7 de TS% contre 54,7)
- Devenir un passeur plus efficace
La bonne nouvelle là-dedans ? C’est qu’en ce début de saison (2020-2021), il a encore amélioré son efficacité, son volume et le nombre de passes distribuées à ses coéquipiers. Parmi ces facteurs, regardons les chiffres :
En 2017-2018, Jayson Tatum tentait peu de pull-up (rookie oblige, la liberté est moindre) et l’essentiel de ces derniers en année 1 comme 2 étaient à 2 points (moins rentables). L’an passé, Tatum a soudainement gonflé cette arme, mais à 3 points, s’ouvrant le jeu et augmentant drastiquement son efficacité globale et la manière de le défendre. Résultat, désormais, il n’est plus possible de passer sous l’écran quand Tatum est balle en main. Son vis-à-vis est obligé de le suivre (si écran), de le coller balle en main (si isolation) ou de faire appel à l’aide d’un coéquipier. Grâce à cela, il est plus dangereux s’il souhaite driver, il libère des coéquipiers grâce aux seconds défenseurs qu’il attire. Il s’ouvre donc le jeu individuellement, mais facilite aussi la vie de ses coéquipiers… comme ci-dessous :
Il mobilise ici son vis-à-vis (pris dans l’écran), mais aussi le défenseur du poseur d’écran (obligé de monter). Son coéquipier pourrait donc plus facilement rouler vers le cercle et profiter de la distraction que représente Tatum. Le jeune C’s impacte aussi la défense côté faible qui se prépare à venir en aide s’il décide d’attaquer la raquette. Il pourrait donc également facilement servir l’un de ses coéquipiers (et deviendra certainement meilleur d’année en année pour le repérer). Ici, néanmoins, la défense n’est pas assez serrée, ce qui lui donne un tir assez facile pour un shooteur de son calibre.
Autre séquence :
Ici, Tacko Fall pose l’écran (très bon par ailleurs) et Beal tente vainement de passer par dessus. Compte tenu de la réputation de Jayson Tatum, Wagner doit immédiatement monter pour contester. Cela ouvre le chemin pour Fall, qui en cas de passe aurait alors de l’espace pour attaquer ou le loisir de profiter de la coupe de Grant Williams ligne de fond. De plus, il pourrait aussi profiter de la présence côté faible de Jaylen Brown grand ouvert. Une fois encore, c’est néanmoins la qualité de tir de Tatum qui parle.
Évidemment, comme beaucoup d’autres, si Tatum a progressé c’est aussi en se renforçant physiquement et en voyant le jeu se ralentir. De fait, il drive plus (shoote moins à mi-distance) et lit de mieux en mieux le jeu, ce qui lui permet de trouver ses coéquipiers. Toutefois, l’ajout du pull-up 3 aura été crucial dans cette évolution, lui permettant notamment de modifier le comportement des défenseurs adverse et d’augmenter l’espace pour attaquer la peinture.
Jamal Murray
Jamal Murray est entré en NBA avec une réputation de shooteur d’élite. Attendu comme un arrière de premier ordre en tant que titulaire ou en sortie de banc, ce dernier a néanmoins dû s’adapter. Débarqué chez les Nuggets, il doit combler les déficits de l’équipe. En effet, Emmanuel Mudiay s’avère un échec à la mène tandis que Gary Harris se développe comme un two-way player de talent. Rapidement donc, Jamal Murray doit reprendre la mène de Denver, lui qui est au mieux un combo-guard.
Autour de Nikola Jokic, Denver progresse et Murray ne fait pas l’exception. Chaque saison, le joueur s’améliore jusqu’à 2018-2019 où il s’impose comme la seconde option de l’équipe. Problème, comme Tatum, Jamal Murray est un joueur très adepte du tir à mi-distance. Par ailleurs doté d’une tendance à mener des matchs inégaux, il peut aussi bien être transparent que prendre soudainement feu. Pour ne pas aider, alors qu’il est arrivé en NBA avec le statut de tireur d’élite, le fait d’évoluer comme l’un des principaux porteur de ballon des Nuggets tend à limiter sa capacité à prendre feu de loin.
Ce qui est intéressant dans le cas de Jamal Murray, c’est évidemment la surréaliste explosion qu’il a connu durant les Playoffs 2020. En effet, après avoir acquis un nouveau statut la saison précédente, Murray a démarré doucement (et blessé) sa saison 2019-2020. Toutefois, il a commencé à changer sa sélection de tir durant la période pré-coupure et lors des quelques rencontres qu’il a pu mener dans la bulle. De quoi apercevoir du mieux, mais pas d’imaginer qu’il tournerait à 24,5pts, 6 passes décisives (loin au-dessus de ses standards en régulière), avec un TS de 62,6% : stratosphérique pour un guard à fortiori shootant autant… et en post-saison. Et pour cause, voici le rapport d’utilisation du pull-up 3 durant sa carrière en incluant les Playoffs 2020.
Comme pour Jayson Tatum, devenir une menace (fiable, évidemment) dans cet exercice permet à Murray d’élever considérablement son plafond. Si son adresse a pu être boostée par le contexte de la bulle (repos important, absence de public, de déplacements), toujours est-il que le rapport entre sa réussite globale et l’utilisation du pull-up 3 est saisissante.
Autre aspect intéressant, le comportement des défenses. En réussissant à haut volume sur ce tir, vous allez obliger les défenseurs à monter sur vous. En cela, l’action suivante est intéressante. Jamal Murray joue le dribble hand-off avec Jokic et poursuit son dribble. PJ Dozier ayant éliminé son défenseur grâce à son écran, WCS laissant trop d’espace, le défenseur de Will Barton va se découvrir pour contester l’éventuel pull-up de Murray. Et résultat, c’est un tir grand ouvert pour son coéquipier que Murray va immédiatement servir.
Une tendance appelée à se répandre
Si nous avons choisi ces deux exemples, d’autres joueurs ont connu la même trajectoire. Dans ceux qui connaissent cette transformation avec succès actuellement, on doit évidemment citer Zach LaVine (dont nous parlerons bientôt en détail), qui, de plus en plus à l’aise avec ce tir s’avère de plus en plus prolixe, adroit et réalise une progression globale facilement corrélable avec la montée en volume de ses pull-up 3s. A l’inverse, d’autres joueurs gagneraient à utiliser ce tir plus allègrement. Comme Brandon Ingram. Si l’ailier a déjà franchi un cap, étirer les défenses de la sorte lui faciliterait la tâche de la même manière qu’elle a aidé Jamal Murray et Jayson Tatum.
Bien sûr, comme toute tendance amenée à redessiner le jeu, elle est et sera accueillie avec un certain scepticisme de la part de nombreuses parties prenantes (fans, observateurs, commentateurs, coachs). Néanmoins, difficile de contester son efficacité, tant devenir un shooteur régulier sur du pull-up 3 accroît les options d’un joueur. Le meilleur moyen de compliquer le travail d’une défense est de devenir une triple menace. Il va sans dire qu’un dribbleur susceptible de mettre un tir primé en sortie de dribble correspond parfaitement à cette idée. Et si vous êtes toujours réfractaires à ce geste, en guise de conclusion, rappelons à quel point ces shoots peuvent aussi être spectaculaires que riches en émotions.