Il est des anniversaires que nous ne célébrons pas. A juste titre d’ailleurs. Toutefois, dans la vaste Histoire de la NBA, certains événements, certaines performances, mériteraient qu’on les salue de temps à autre. Par leurs aspects historiques, les uns ont façonné la Ligue que nous connaissons aujourd’hui. Les autres, à l’héritage plus léger, font simplement parties des meubles, et ressemblent surtout à des anecdotes à raconter entre le fromage et le dessert. C’est toute l’ambition de cette série : célébrer des anniversaires dont tout le monde se fout, mais qui vous donnerons de quoi épater la famille le dimanche midi.
Allons-y gaiement pour ce troisième épisode de Once Upon A Time in NBA.
***
Dans quelques années, lorsqu’il prendra sa retraite bien méritée, Stephen Curry sera probablement considéré comme le meilleur shooteur de tous les temps. Il faut dire que le meneur des Warriors a pris l’habitude, depuis le début de sa carrière, de prendre en 7 et 11 tirs à trois-points par soir, avec une réussite exceptionnelle de 43,4 %. Certes, il a du mal à régler la mire depuis le 22 décembre dernier. Cependant, si nous voulions être taquins, nous dirions que c’est quasiment le pourcentage de réussite d’Andre Drummond aux lancers-francs en carrière. Heureusement, nous ne le sommes pas.
Et pourtant, en la matière, il y a un record que Curry ne possèdera jamais. Nous ne parlons bien évidemment pas des 2973 paniers primés de Ray Allen, que le Baby faced Assassin va probablement pulvériser, lui qui en a inscrit 2504 (entre 212 et 402 par saison depuis 2012-13, chiffres arrêtés après la victoire face aux Bulls le 27/12/20) en 10 années de présence. Ni du record de 14 trois-points au cours d’une seule et même rencontre, détenu par Klay Thompson, qui est à sa portée. Non, il y a un record, concernant le panier longue distance, que Steph ne peut plus posséder depuis le 28 octobre 2009, date de… son premier match NBA.
Pourquoi ? Parce que ce record est détenu par Leonard Robinson, plus communément appelé Truck Robinson. Ce n’est pas un argument, nous diriez-vous à juste titre. En effet, la raison est ailleurs, mais pas d’inquiétude, nous en reparlerons suffisamment tôt.
Leonard “Truck” Robinson : plus déménageur que sniper
Si vous êtes un suiveur assidu de la Grande Ligue, ou peut-être suffisamment âgé pour avoir vu Larry Bird et Magic Johnson faire leurs grands débuts NBA, le nom de Truck Robinson vous dit probablement quelque chose. L’intérieur, passé par les Bullets, le Jazz ou encore les Suns a réalisé une carrière solide : double All-star, membre d’une des All-NBA Team en 1978 et meilleur rebondeur de la Ligue la même saison. Pourtant, à l’inverse de son Amiral d’homonyme, Truck n’était pas un pivot musculeux, mais un ailier-fort haut de 2m01 et de 100 kilos. Pas franchement un physique de gobeur de rebonds, surtout pas dans une Ligue où nous retrouvions Elvin Hayes, Kareem Abdul-Jabbar ou Bill Walton. Et pourtant, c’est bel et bien ce qu’il était.
Pour l’anecdote, seuls Harry Gallatin et Charles Barkley terminèrent meilleur rebondeur de la Ligue tout affichant moins de 2m00 sous la toise, selon les tailles affichées par basketball-reference.com – Dennis Rodman est listé à 2m01, mais police et manifestants ne sont pas d’accord sur le sujet.
Et quand bien même pourrait-il paraître sous-dimensionné, à son prime, celui qui portait manifestement excessivement bien son surnom passait 44 minutes par soir sur les parquets pour 22,7 points et 15,7 rebonds. Soit dit en passant, il ne sont que 8 à avoir réalisé une saison statistique de ce genre (31 occurrences en tout), et Robinson en est le dernier en date : Abdul-Jabbar (4 fois), Baylor (3), Bellamy (3), Chamberlain (10), Hayes (3), Moses Malone (1), Pettit (6).
En deux mots comme en cent, le bonhomme était très bon sous le cercle, et son physique de déménageur lui permettait d’être plutôt efficace dans l’exercice du tir à deux points (48,3 % en carrière). Pour autant, dire qu’il avait du touché serait exagéré.
Pour l’illustrer et puisque le volume nous manque, intéressons-nous à ses capacités au lancer-franc, pour en faire une projection sur le tir (longue distance, notamment). Dans cet exercice, Truck Robinson n’était pas un esthète : 66,2 % en carrière, 73 % au mieux. En 1981-82, il présente ainsi le 120è taux de réussite dans l’exercice des lancers (68,7 % pour 5 tentatives par match). Dès lors, le voir dégainer derrière l’arc avec grâce, style mais surtout efficacité nécessite une gymnastique d’esprit certaine. Il n’est d’ailleurs absolument pas un cas isolé dans la NBA de la fin des seventies.
Si l’on s’attache aux classements de ceux qui ont le plus tenté leur chance à trois-points en 1981-82, nous ne retrouvons que 5 ailiers-forts et 3 pivots dans les 100 premiers. Larry Bird, jouant ailier-fort, est le premier intérieur de ce classement à la 24è place, avec 52 tentatives en 77 rencontres ; Truck Robinson, lui, se classe 242ème de ce classement qui recense 316 joueurs.
La tendance est exactement la même au sujet du pourcentage de réussite dans l’exercice : aucun intérieur dans les 20 premiers. Voir un intérieur tirer à trois-points en 1981, cela n’arrivait donc pas beaucoup plus souvent que Noël.
Petit rappel historique de l’arrivée de la ligne primée
Avant d’entrer dans le vif du détail, un rapide rappel historique semble s’imposer. La NBA, pendant bien longtemps, n’a connu que le panier à deux-points. L’existence d’un panier primé aurait d’ailleurs probablement fait bondir quelques joueurs dans certains classements all-time, notamment celui des meilleurs scoreurs (Oscar Robertson, John Havlicek ou Jerry West pour ne citer qu’eux).
Comme c’est souvent le cas, l’innovation de la ligne longue distance fût d’abord testée dans des Ligues mineures. La High School fût précurseur en la matière, puisque la première trace officielle du tir à trois-points remonte à 1933, dans l’Ohio. C’est ensuite la NCAA qui s’y est mise à la sortie de la seconde Guerre Mondiale. La popularisation de l’exercice reste cependant l’œuvre de l’éphémère ABA, Ligue professionnelle concurrente de la NBA, qui sut attirer quelques joueurs de grand talent au début des seventies.
L’instauration du panier primé dans celle qui se révélera finalement n’être qu’une Ligue secondaire donna d’ailleurs lieu – inévitablement – à une scène étonnante, dont l’acteur principal n’était pas franchement un tireur de précision. Lorsque Jerry Harkness prenait sa chance longue distance, il est difficile de dire qu’un long frisson parcourait les rangs adverses. Pourtant, c’est à cet anonyme que l’on doit le premier buzzer-beater à trois-points du basket professionnel américain, venant clôturer une rencontre disputée le 13 novembre 1967 entre les Pacers d’Indiana et les Chaparrals de Dallas. Dallas menait 118-116 lorsque le meneur gaucher prit le tir de la dernière chance. Ficelle.
Classique, pourriez-vous dire. Pourtant, dans la salle, quelque chose manquait : l’effervescence de la victoire arrachée sur le fil. En effet, cela ne faisait qu’un mois que le trois-points avait été instauré et dès lors, hormis monsieur l’arbitre, personne n’avait assimilé qu’Harkness venait d’offrir la victoire aux siens.
C’est suite à la fusion entre ABA et NBA que cette dernière daigna peindre la première ligne à trois-points sur ses parquets, à l’orée de la saison 1979-1980. Pour l’anecdote, et refermer la parenthèse sur la genèse du geste démocratisé par Miller, Allen et autres Curry, il semblerait que ce soit Chris Ford, arrière chez les Celtics, qui planta le premier panier primé de l’Histoire de la Grande Ligue.
L’intouchable record de “Truck” Robinson : Monsieur 100%
Trêve de digressions : quel est le rapport entre Truck Robinson et le tir à trois-points ?
Il est ténu, à première vue. Lorsque le tir à longue distance fit son apparition en NBA, l’intérieur avait déjà disputé 5 saisons dans la Grande Ligue, pour 2433 paniers inscrits et 6141 points scorés. Et pourtant…
Remontons au 30 décembre 1981, et à une rencontre que les Suns de Phoenix disputaient à domicile contre les Blazers de Portland. Les deux équipes possédaient un bilan très similaire, et semblaient parties pour disputer les playoffs en fin de saison (16-12 pour les Suns, 16-11 pour les Blazers). Les Arizoniens iront d’ailleurs en demi-finales de conférence cette saison-là, avant de lâcher les armes contre les Lakers.
En cette veille de Saint-Sylvestre, Phoenix s’imposera sur le score de 113-112. L’homme du match ? Vous l’aurez deviné : Leonard Truck Robinson, meilleur scoreur et rebondeur de la rencontre avec 30 points, 10 rebonds et 3 passes décisives. Surtout, en cette soirée, Truck prit l’unique tir à trois-points de sa carrière longue de 11 saisons. Énoncé à travers le prisme des statistiques, l’ailier-fort a pris 0,0001 % de ses tirs derrière l’arc : 1 sur 9971.
La statistique est impensable aujourd’hui. Ainsi, au cours de la saison 2019-20 qui s’est achevée il y a quelques mois à peine, il ne sont que 27 sur 529 à ne pas avoir tenté leur chance de loin. Naturellement, on ne retrouve – ou presque – que des pivots, notamment ceux qui ont la réputation de ne pas être les plus à l’aise avec leurs mains : DeAndre Jordan, Bismack Biyombo, Clint Capela ou Rudy Gobert. Le constat est le même pour la saison actuelle, débutée depuis le 22 décembre dernier : sur les 383 joueurs qui ont posé un pied sur un terrain, 324 ont déjà tenté un panier à trois-points. Sur les 59 joueurs qui s’en sont abstenus jusque là, nous ne retrouvons que deux extérieurs qui ont joué au moins 10 minutes depuis le lancement de la saison : T.J McConnell et Ben Simmons. C’est dire si, dans la NBA actuelle, le tir primé s’est démocratisé.
En guise de confirmation, notons que rares sont les joueurs contemporains à n’avoir jamais dégainé à plus de 7m23 en carrière : ils sont au nombre de 15 exactement à ce jour, sans tenir compte des actuels rookies. Le chiffre est cependant à nuancer. En effet, sur ces 15 joueurs, nous trouvons 12 sophomores et 2 joueurs qui vivent actuellement leur 3è saison professionnelle, tandis que pour 11 d’entre eux, la barre des 30 matchs en carrière n’est pas encore atteinte : l’échantillon est donc bien faible, surtout lorsqu’on le compare à la carrière réalisée par Truck Robinson.
Robinson aura lui attendu son 578ème match NBA pour tenter son premier trois-points. Il s’agissait de sa 202è rencontre après l’instauration de la règle du panier compte triple. Vous l’aurez compris, ce tir prit le 30 décembre 1981 fît filoche. Ce qui fait qu’en carrière, Leonard Truck Robinson possède 100% de réussite au tir longue distance.
Pour être tout à fait transparent, l’ancien intérieur de Phoenix n’est pas l’unique joueur de l’Histoire à présenter un bilan parfait dans l’exercice. Cependant, dans le lot, ils ne sont que deux à avoir eu une véritable carrière. Avec 772 rencontres disputées, mais surtout des titres individuels honorifiques, Leonard Robinson en est de très loin le joueur le plus marquant. Il est particulièrement cocasse de constater que le second larron “majeur” soit également un “Curry”. Certes, le brave Eddy ne possède aucun lien avec la fratrie de Dell, Stephen et Seth, tous les trois snipers devant l’Éternel (40,2 % pour le père, 43,5 % pour le fils aîné, 44,3 % pour le cadet), mais tout de même, la coïncidence confine au paranormal.
***
Il est de coutume d’évoquer, lorsque l’actualité de la Ligue n’offre pas d’informations croustillantes, les records les plus intouchables de la longue Histoire de la NBA. Certaines marques, généralement anciennes, semblent effectivement bien parties pour résister à n’importe quelle épreuve du temps. Nous pouvons citer, pêle-mêle, les 50,4 points de moyenne sur une saison de Wilt Chamberlain, les 46,3 de moyenne sur une série de playoffs, record détenu par Jerry West en 1965 ou encore les 15 806 passes décisives en carrière de John Stockton.
Pourtant, bien que ce soit impensable, chacun de ces records peut être amené à tomber un jour, sait-on jamais. Gageons que si tel est le cas, la communauté française de la Grande Ligue connaîtra une effervescence rare.
Au sujet du tir primé, la NBA telle que nous la connaissons aujourd’hui empêche de considérer que le moindre record soit totalement à l’abri d’une pulvérisation dans les règles de l’art. En effet, les Curry, Thompson, Harden et autres Trae Young (liste non exhaustive) semblent pouvoir posséder l’immense majorité des marques de référence dans le domaine d’ici la fin de leurs carrières respectives. Et pourtant, le record le plus symbolique pour le sniper, celui de la précision ultime, leur échappera à tout jamais. Tout cela parce qu’il est détenu par un joueur dont le surnom évoque immédiatement les liens qu’il n’entretenait pas avec le tir à trois-points : Leonard Truck Robinson. Quelque part, le destin rigole.
Nous venons ainsi de présenter l’un des records les plus grotesques que la NBA connaisse. D’autant plus qu’après cette rencontre du 30 décembre 1981, le camion des raquettes disputa encore 194 rencontres avant de mettre un terme à sa carrière. Pour un total de 2005 tirs tentés. Plus jamais, lorsque le ballon quitta ses mains en direction du panier, il ne se trouvait à plus de 7m23 de celui-ci.