20 ans. 20 ans, c’est plus qu’il n’en faut pour aller de la naissance à l’âge adulte, plus qu’il n’en faut à des courants musicaux pour apparaître et tomber dans la ringardise, assez pour passer de l’âge adulte à la crise de la quarantaine. 20 ans, c’est aussi le temps qu’il a fallu aux Spurs pour accepter de céder leur place de prétendant au titre. De tout temps, la NBA avait été une question de cycle. Les plus exceptionnels frôlaient une décennie de domination. Les plus courts, duraient à peine plus de quelques saisons. Rester tout en haut dans le système sport US était devenu une lutte contre le temps perdue d’avance. Souvent, essayer de repousser l’échéance en regardant trop loin à l’horizon opérait l’effet inverse : à regarder trop loin, on oubliait d’éviter les embûches du présent.
Aussi, tout le monde pensait que la règle était ainsi faite. Ce système se voulait plus équitable et devait permettre à chacun d’avoir sa chance. La draft symbolisait cette idée même : les faibles obtenaient les plus grandes chances de retrouver la lumière. Tout le talent d’une organisation devait être tourné vers deux objectifs : saisir sa chance quand elle arrivait et faire en sorte de répéter les cycles victorieux. Ça fonctionnait ainsi. Pourtant, comme toutes les idées bien ancrées, il arrive toujours un moment où quelqu’un vient botter les fesses du principe tacite devenu idée reçue. Dans ce cas-là, par esprit pratique, on aime bien conserver l’existant. On dit que c’est “l’exception qui confirme la règle”.
C’est ce qu’ont été les Spurs. L’exception qui confirmait la règle.
Malheureusement, comme tout plan bien lissé, celui-ci peut comporter quelques angles morts. Ce fut finalement le cas après plus de deux décennies dans les hautes sphères de la grande ligue. Kawhi Leonard, nouvelle tête de proue de la franchise semblait en brouille avec le staff des Spurs. C’était inattendu, ce n’était pas le script auquel nous étions habitués. 20 ans, ça marque. Et cela fini par atteindre le point de non retour. Depuis son départ, San Antonio semble avoir été rattrapé par le temps. L’ensemble de l’organisation est revenue sur terre et les décisions souvent limpides de la franchise paraissent désormais des plus discutables.
À vouloir lutter contre le temps envers et contre tout, les San Antonio Spurs n’auraient-ils pas voulu rester l’exception trop longtemps ?
DeMar DeRozan : le vers dans la pomme ?
À l’été 2018, le mariage entre Kawhi Leonard et les San Antonio Spurs apparaît consumé depuis plusieurs mois. Les deux époux cohabitent avec difficulté et le clan Leonard ne rôde pas dans les parages pour apaiser les tensions et prôner la réconciliation. La situation s’envenime et les efforts de Gregg Popovich seront insuffisants pour raviver le feu de l’idylle. La franchise est face à une situation charnière, elle qui n’a plus connue de vagues majeures depuis les envies floridiennes de Tim Duncan, 18 ans plus tôt.
Forcément, qui dit Kawhi Leonard, dit une liste de prétendants sans fin. Le bateau tangue mais possède encore des ressources pour redonner corps à l’aventure. Deux stratégies se présentent :
- Tenter de repousser la fin de cycle en trouvant un remplaçant digne ;
- Accepter le coup fatal porté par le départ de Kawhi et chercher de la jeunesse et des picks de draft.
On imagine que pour un marché comme les Spurs, accepter une reconstruction est difficile. Surtout après plus de 20 ans à tutoyer les sommets. Surtout lorsque ce tutoiement s’est finalement mué en véritable culture pour la franchise – on l’a dit : 20 ans, c’est plus qu’une vie dans certains domaines. Faire partie de l’élite est une exigence, que les Spurs ont intégré à temps plein dans tous les rouages de leur organisation depuis plus de 20 ans, tout en ayant également été une douce musique pour l’ensemble des dirigeants, membres du staff et joueurs de l’organisation.
La question est alors la suivante : est-ce qu’intégrer DeMar DeRozan n’était pas en, quelque sorte, céder au chant des sirènes quand l’issue paraissait inéluctable ?
En effet, il y a deux ans, lorsque Kawhi Leonard a fait sa demande de transfert, la situation était différente : il entrait dans la dernière année de son contrat en ayant d’ores-et-déjà fait part de son envie de rejoindre les Clippers. La côte du joueur était donc d’autant plus affaiblie que son acquisition avait toutes les chances d’être un prêt d’un an.
Dès lors, il était impossible d’obtenir une valeur égale à celle du joueur en retour. Mais plutôt que de récupérer des jeunes et de dégrader immédiatement le statut de l’équipe, les Spurs ont opté pour un joueur de calibre All-Star en dépit de ses échecs personnels. L’arrivée de DeMar DeRozan posait son lot de questions, notamment en raison des échecs répétés de ses Raptors en post-saison.
En réalité, le problème de l’arrière était identifié. Le problème de DeRozan n’est pas le talent, il en est pétri. Le soucis, c’est son statut.
Attendu comme le mâle alpha de Toronto, il s’était, à maintes reprises, cassé les dents. L’ennui c’est que les Spurs avaient déjà récupéré LaMarcus Aldridge pour jouer le rôle de seconde star d’une équipe de haut de tableau. Or, si Kawhi Leonard était bel et bien la relève des Spurs, DeRozan aurait probablement été plus à l’aise dans un costume moins grand. Hélas, les dirigeants des Spurs pensaient pouvoir lui faire franchir cette barre une fois entré dans leur cocon.
San Antonio, une prophétie autoréalisatrice ?
“Le futur est affecté par la vision que l’on en a.”
En faisant venir l’arrière des Raptors, les Spurs n’acceptaient pas une réalité. Mieux, ils pensaient pouvoir à nouveau regarder la fin dans les yeux, lui dire “not today”. Toujours menés par l’inoxydable Gregg Popovich, les dirigeants ont donc choisi de parier sur un tandem DeRozan-Aldridge, les deux ayant connu des difficultés à porter leur équipe en playoffs. Derrière cette motivation, on imagine la confiance de la franchise en son propre savoir-faire.
Le concept de prophétie autoréalisatrice désigne une situation où, un individu, par ses croyances (même fausses), créé les conditions de leur réalisation. Comme lorsque vous avez tellement peur que quelque chose vous arrive, que vous contribuez, tout en cherchant à l’éviter, à sa réalisation. Sentiment des plus désagréables, vous en conviendrez.
En récupérant un joueur abîmé par ses doutes et l’incluant dans un moule connu pour façonner de grands joueurs, le clan Budford a peut-être pensé pouvoir révéler DeRozan à lui-même. Malheureusement, si le joueur a évolué à un haut niveau à San Antonio, cela n’a pas réellement empêché l’inéluctable. Tout au mieux cela l’a endigué. Le joueur peut sembler plus complet et plus fort qu’à Toronto, mais il n’est pas devenu ce leader que la franchise espérait faire émerger. Résultat : une place de playoffs à l’arrachée en 2019, une première saison sans playoffs en 2020, et direction le fameux ventre-mou de la NBA pour San Antonio.
En faisant ce choix, les Spurs ont probablement fermé les yeux sur quelques fondamentaux, peut-être ont-ils romancé leur propre histoire. En acceptant de prendre un remplaçant au CV bien moins clinquant que Kawhi, les Texans ont oublié le point fort des grandes équipes : avoir de grands joueurs. Les Spurs n’étaient pas une franchise incontournable avant de mettre la main sur Tim Duncan. Leur histoire fut une success story dès que ce dernier fut drafté. Tenter de façonner ce succès par leur seule volonté de transformer un joueur, c’était croire en sa bonne étoile, en son savoir-faire mais aussi égarer un pan entier de leur propre réussite passée : tout était basé sur un joueur d’exception qui l’eut été où qu’il évolue.
Et bien sûr, leur formule bien particulière a fait le reste.
La méthode Spurs, encore d’actualité ?
Le travail de la franchise a joué un rôle dans sa longévité, avec le renouvellement constant de l’effectif autour de Tim Duncan. Si les Spurs sont devenus un modèle pour l’ensemble du sport US, c’est grâce à plusieurs éléments propres à leur identité. Plusieurs facteurs clés de réussite semblent propres à la franchise. En voici quelques uns :
- Remettre chaque saison les fondamentaux à plat, tout reprendre du début
- Le recrutement international : San Antonio a été un pionnier dans le scouting international, laissant bien plus que les autres équipes sa chance aux étrangers
- Le développement des joueurs et l’observation des ligues mineures
- L’attention particulière portée au profil psychologique des joueurs pour construire son groupe
- L’implorante considération de la santé de leurs joueurs
Ces particularités propres aux Spurs ont, selon moi, largement contribué à leur succès. Mais dans l’optique de supporter DeMar DeRozan et LaMarcus Aldridge, la “formule Spurs” fonctionne-t-elle toujours ? La réponse me paraît évidente : oui et non.
En substance, ces éléments constitutifs de la maison texane sont toujours dans l’air du temps. En revanche, ils ne leur permettent plus de se différencier. L’explication est simple : comme en coaching, les dirigeants réfléchissent tous de la même façon, et copient les formules gagnantes. Ainsi, vous ne serez pas surpris d’apprendre que :
- Dans l’optique de créer une philosophie tournée vers le labeur et la victoire, le Miami Heat reprend chaque saison les fondamentaux basket – façon Spurs ;
- L’essentiel des franchises NBA se tournent désormais vers l’extérieur du continent américain pour leur scouting ;
- De plus en plus de joueurs issues de la G-League ou d’autres ligues percent en NBA ;
- Les Denver Nuggets procèdent à des entretiens qui n’ont pas pour objet le basket avant de drafter un joueur ;
- L’ensemble des franchises NBA pratiquent le load management ;
Résultat, là où les Spurs créaient un différentiel net grâce à leurs préceptes, le gap s’est réduit avec les autres franchises. Et si le savoir-faire persiste, vous n’aurez sans doute pas manqué le fait que, de nombreux anciens de la maison texane occupent des postes à différents niveaux de maintes franchises NBA, amenant dans leurs bagages les clés d’un tel succès.
Ainsi, certains talents actuels de la ligue auraient pu finir dans la franchise texane il y a encore quelques années (Bogdan Bogdanovic, Nikola Jokic, Pascal Siakam, Evan Fournier, par exemple) mais tous sont passés entre les mailles du filet, logiquement.
En somme, les pratiques leur donnant un avantage à l’époque, ont été reprises par tous : la concurrence a rattrapé son retard, et l’avant-gardiste n’est plus.
Et maintenant ?
En refusant de chuter pour mieux rebondir lors du départ de Kawhi, les Spurs se trouvent dans une situation délicate.
La conférence Ouest continue inlassablement de ressembler à un champ de mine. L’essentiel de la concurrence rivalise de talents, et beaucoup de jeunes projets plus ou moins prometteurs, apparaissent au fil du temps (Mavericks, Wolves, Suns, …).
En continuant de lutter pour les playoffs année après année, la franchise se prive de la possibilité expresse de profiter du précieux sésame que peut-être la draft. Evidemment, rien ne garantit, même avec un top ten pick, que votre franchise mette la main sur un joueur de la trempe d’un Luka Doncic tant les contre-exemples au prodige slovène sont nombreux. Mais à défaut d’un futur très très grand, le process peut tout de même vous offrir des opportunités des plus intéressantes, et surtout, rapidement.
Mais le problème des Spurs avec la draft est des plus simples, et il a été mis en lumière tout au long de cet article : la culture de la gagne, présente et insufflée dans les veines de la franchise depuis 20 ans, est incompatible avec l’idée d’un tanking des plus affirmés. Aussi, on a l’étrange impression que si par hasard San Antonio doit se rebâtir par ce procédé, cela ne sera qu’à l’issue d’une dégradation du roster non pas organisée, mais inéluctable. En somme, la loterie s’imposera quand le niveau ne suffira plus, tout simplement. A tort ou à raison ? Certains auraient préféré un reset total dès la perte de Kawhi, d’autres, un process plus long certes, mais qui se fait sans abandonner la culture de la franchise.
De fait, si les Texans continuent d’accumuler des jeunes, certes intéressants (Murray, Walker IV, Johnson) – les compétences de front-office ne se sont pas envolées d’un coup -, aucun ne semble posséder le coffre pour représenter l’avenir de la franchise avec un grand A.
D’un autre côté, point positif : les stars que sont Aldridge et DeRozan arrivent au bout de leur contrat en 2021, DeRozan pouvant en réalité décliner sa “player option” cet été. Logiquement, si San Antonio tente de les échanger dès maintenant, leur valeur sera nécessairement amoindrie. A ce jour, peu de rumeurs crédibles ont émergé, si ce n’est un léger intérêt des Bucks et des Nets pour l’arrière texan, et quelques prédictions hasardeuses autour d’un éventuel trade-up à la draft sur la base d’un package pick 11 + DeRozan.
En tout état de cause, si l’un des deux joueurs doit bouger dans les prochaines semaines, voire durant la saison à l’approche de la trade deadline, l’idéal pour la franchise serait alors de récupérer des contrats expirants, à l’instar des contrats de DeRozan et Aldridge, agrémentés de quelques tours de draft ou jeunes joueurs supplémentaires.
L’été 2020 étant des plus incertains, notamment avec les interrogations quant à la baisse du salary cap, seuls quelques prétendants au titre devraient bouger. Les opportunités ne seront ainsi pas légions pour les Spurs, d’autant plus pour une franchise n’étant pas souvent encline à provoquer l’interaction avec ses homologues.
Reste alors l’horizon 2021. L’ensemble de la NBA semble en effet tournée vers cette intersaison 2021, où grosses classes de draft et de free-agents seront au rendez-vous, au contraire d’une année 2020 plus calme de ce point de vue-là.
Or, en 2021, les Spurs auront une des plus grosses enveloppes disponibles en NBA, en ayant à ce jour seulement 26 millions engagés, quand bien même quelques prolongations devraient voir le jour cet été, Derrick White en premier lieu.
En plus des contrats expirants de DeRozan et Aldridge, ceux de Patrick Mills et Rudy Gay arriveront eux-aussi à expiration, la franchise se retrouvant alors dégager de 4 des 5 plus gros salaires actuels. De plus, la plupart des jeunes joueurs de San Antonio seront encore sous contrats, à l’image de Lonnie Walker IV ou Keldon Johnson.
Ils devront alors faire un choix : tenter de frapper un gros coup sur le marché des agents libres ou accepter de passer par un processus plus long et souvent incertain, de reconstruction. Mais si son héritage, son histoire récente et la solidité de son organisation plaident en sa faveur, San Antonio doit faire preuve d’humilité : rarement la franchise a pu attirer un gros free-agent dans ses rangs. Reste alors la reconstruction, qui, si elle est d’ores-et-déjà entamée, devrait nécessairement s’accélérer en 2021… Ou avant ?