Le tir à 3 points a pris une place prépondérante dans la NBA au cours de ces dernières années. Ajoutez à cela l’omniprésence des statistiques avancées, qui tendent à faire disparaître ces « shoots qui rapportent peu », et vous obtiendrez un jeu stéréotypé, fait de tirs longue distance, de pénétrations pour marquer sur layup ou avoir les lancers francs, et de passes lobées pour un alley-oop avec le pivot. Le tir à mi-distance n’aurait donc plus vraiment sa place dans le basket moderne ? Le geste offensif qui a fait la légende des Jerry West et Michael Jordan serait périmé ? Pas sûr.
« La révolution est un drame passionnel », écrivait Mao Zedong en 1964. Cette année- là, le MVP Bill Russell dominait les terrains en ne sortant que très rarement, en attaque ou en défense, de son jardin qu’était la raquette. Cette époque paraît aujourd’hui bien révolue. Si la révolution dont on parle ici est de plus en plus perceptible, ses effets deviennent évidents lorsque l’on recense les positions de tirs préférées par les joueurs NBA en cette première moitié de saison.
C’est ce qu’a fait l’analyste d’ESPN Kirk Goldsberry, qui oppose le top 200 des shoots pris par les joueurs NBA lors de la saison 2001-2002 à celui de la saison 2019-2020. Et le constat est saisissant : les tirs à mi-distance ont totalement disparu de la carte au profit d’une multiplication des tirs à 3 points. Les tirs pris sous le panier, à haut pourcentage, restent, eux, toujours aussi prisés.
Une révolution et son « drame passionnel »
Il est rare qu’une révolution fasse l’unanimité. Celle-ci n’y fait pas exception. Il faut dire que le tir à mi-distance, ça nous fait rêver depuis longtemps. Les fadeaway de Jordan et Kobe, le pick and pop de Malone puis Duncan ou bien le tir sur une jambe de Dirk Nowitzki ont fait aimer le basket pour certains, rappellent des souvenirs d’adolescence pour d’autres, tandis que les plus jeunes se délectent de ces prouesses sur YouTube, comme pour rattraper le temps perdu.
Les fans ne sont pas les seuls à regretter cette évolution. Certains « experts » (les guillemets sont cruciaux ici) comme Charles Barkley s’y opposent régulièrement. L’ancienne gloire des Sixers déclarait en décembre que la clé pour améliorer l’attaque des Mavericks (qui affichait pourtant à l’époque le meilleur offensive rating de l’histoire) serait de donner davantage de possessions au poste à leur géant letton Kristaps Porzingis plutôt que de le faire jouer en périphérie au-delà de la ligne à trois points. Après tout, l’homme fait quand même 2,21 m, quoi de plus naturel de vouloir le voir jouer au poste et utiliser sa taille comme avantage pour des tirs à mi-distance ? Autrement dit, comment expliquer que le tir à mi-distance, pourtant central par le passé, semble avoir simplement été supprimé des tendances offensives de la ligue ?
L’effet Steph Curry ?
Pour expliquer cette évolution, on peut tout d’abord évoquer l’avènement du shoot à 3 points et la naissance de nombreux « babies Curry ». Le meneur des Warriors, avec son compère à l’arrière Klay Thompson, a révolutionné la NBA dans les années 2010, rappelant à tout le monde que le basket reste un jeu d’adresse avec ses 3 points pris en transition en moins de sept secondes, parfois même à plus de huit mètres, le tout avec l’aval de Steve Kerr. Un coach qui aura totalement débloqué le potentiel offensif de Curry.
En dynamisant l’attaque des Warriors, que l’on pouvait qualifier pour le moins de non inspirée sous Mark Jackson, il contribuera à la métamorphose de Curry qui lui permettra de remporter le premier de ses deux titres de MVP. Son secret ? Plus de mouvement en attaque mais surtout une concentration de ses tirs dans deux zones stratégiques : la raquette, où son efficacité était devenue proche des meilleurs pivots de la ligue, et au-delà de la ligne à trois points, où son efficacité, malgré le volume et la difficulté, était tout simplement inédite.
Le mid-range des années 2000, héritage de Jordan
Des tirs à 8 mètres en transition ? Impensable pour le basket des années 2000, malgré la présence d’excellents shooteurs comme Ray Allen ou le vieillissant Reggie Miller. Les meilleurs scoreurs du début du millénaire étaient Allen Iverson, Tracy McGrady ou Kobe Bryant. Ils appréciaient particulièrement le tir à mi-distance mais atteignaient péniblement les 45 % de réussite au tir pour accompagner leurs 30 points de moyenne par match. Trois légendes qui s’étaient largement inspirées de Michael Jordan, le spécialiste du mid-range durant toute sa carrière.
Aujourd’hui, on ne compte plus les Trae Young, Damian Lillard, James Harden et autres qui déclenchent derrière la ligne à 3 points en première intention avant même que l’attaque ne soit placée. Pas nécessairement des shoots à haut pourcentage, mais des shoots qui peuvent rapporter gros et atteindre le moral de l’adversaire quand ils rentrent. Comme ici, où l’on passe en dix secondes d’une possibilité de + 7 pour Oklahoma City face à Golden State à un + 1.
L’illumination de Daryl Morey
Seconde explication, l’importance croissante donnée, dans la NBA moderne, aux statistiques avancées, les fameuses « analytics ». Les tirs mid-range sont en effet ceux qui rapportent le moins de points par rapport au nombre de shoots tentés, à l’inverse des layups, des 3 points dans le corner, sans oublier la provocation de lancers francs. C’est ce qu’a compris Darryl Morey, le general manager des Rockets de Houston, devenu, ces dernières années, un véritable nerd du basket. En gros, un matheux plutôt doué en informatique et qui, il se trouve, adore le sport. On n’hésite d’ailleurs plus à parler de Moreyball (référence à l’ouvrage de Michael Lewis, « Moneyball », tiré d’une histoire vraie et qui a inspiré le film du même nom). Appliquant des théories mathématiques à la manière dont devrait être, pour lui, joué le basket, il érige une règle d’or : sous son management, son équipe ne prendra que les tirs qui rapportent statistiquement le plus de points. Jusque-là, rien d’anormal, mais c’est pourtant là que tout se joue.
Morey part d’un constat plutôt naturel simple. En général, plus on est proche du panier, plus on a de chances de marquer. C’est vrai pour votre pote qui n’a jamais joué au basket mais qui veut absolument marquer sur le panier du jardin. Mais c’est aussi statistiquement vrai pour les meilleurs joueurs au monde quand ils jouent contre les autres meilleurs joueurs au monde. Une tentative de dunk de LeBron James par exemple, c’est 1,95 points en moyenne (sur deux possibles, donc). On fait difficilement mieux. De la même manière, un dunk de Clint Capela cette saison, c’est 1,92 point par tir. Le pivot suisse a depuis été transféré chez les Hawks, afin de récupérer Robert Covington et d’encore plus “small balliser” l’équipe.
La variété sacrifiée sur l’autel de l’efficacité
L’intuition serait donc de dire que plus proche on est proche du panier, plus de chance on a de marquer. Ce serait vrai sans une règle et un coup de peinture : la ligne à trois points. En attribuant 1 point de plus à une réussite, on vient totalement modifier notre relation, pourtant logique, entre distance et efficacité de tir. Ainsi, un joueur qui réussit un tiers (33 %) de ses tirs à trois points est aussi efficace qu’un joueur qui réussit la moitié (50 %) de ses tirs à deux points.
Des calculs qui sont transposés dans le jeu des Rockets depuis quelques années. Lorsque Harden a la balle en main (encore faut-il avoir dans son effectif un joueur avec le talent et la vision du barbu), soit le défenseur lui laisse de l’espace et il prend le tir à 3 points après un step back ; soit le défenseur le serre de près et il pénètre dans la raquette grâce à son premier pas. Dès lors, quatre possibilités s’offrent à lui : le double pas ; la provocation de lancers francs (il est très largement leader de la Ligue en lancers francs tentés depuis plusieurs saisons) ; le lob pour l’intérieur qui roll (ex-Capela) ou le 3 points pour un sniper dans le corner (PJ Tucker est l’un des meilleurs artilleurs de la Ligue cette année dans les coins). À chaque fois, des tirs qui rapportent entre 1,05 et 1,2 point par tir tenté, d’après la shot chart ci-dessus, également réalisée par Kirk Goldsberry.
Diffusion dans la ligue
Du délire individuel presque maniaque de Morey, on en arrive à une tendance générale en NBA. La raison n’est pas très compliquée à comprendre : quand quelque chose fonctionne, il est progressivement repris par d’autres. Et pour le coup, les coachs de la ligue l’ont plutôt bien compris. La technique Morey permettait tout simplement de marquer plus de points en autant de possessions. Ne pas s’aligner sur la tendance, c’était se vouer à marquer moins de points que l’adversaire, ce qui n’aide par définition pas à gagner des matchs au basket.
La tendance générale a donc été de supprimer progressivement les tirs les moins efficaces, les tirs à mi-distance, pour privilégier ceux qui rapportent plus de points. Les plus pragmatiques se sont adaptés, les autres sont petit à petit poussés vers la sortie. Les joueurs qui basaient leur jeu sur le tir à mi-distance ne voient d’autres solutions que de s’adapter. Pour les plus entêtés, au pire, il y a toujours la Chine. L’évolution la plus spectaculaire est sûrement Brook Lopez, passé de pivot « traditionnel » à véritable menace derrière l’arc, comme l’illustre Goldsberry. En adaptant son jeu et en en réduisant les tirs les moins efficients, il survivra à cette révolution. D’autres louperont le coche.
Mais cette (sur)utilisation des statistiques avancées peut en agacer certains comme Charles Barkley, qui pestait déjà contre elles il y a cinq ans :
« Les statistiques avancées, ça ne marche pas du tout. C’est juste de la merde que des personnes très intelligentes ont inventée pour rentrer dans le milieu du basket, parce qu’elles n’avaient pas le moindre talent. »
Elle a également montré ses limites en playoffs pour Houston. On pense forcément au game 7 des finales de conférence de 2018, face aux Warriors et leurs quatre all stars, que les Rockets ont terminé avec un horrible 7/44 à distance, dont vingt-sept briques consécutives. Preuve du manque de créativité et de l’entêtement des hommes de Mike D’Antoni, même s’il faut rappeler qu’un Chris Paul sur deux cuisses aurait pu permettre d’éviter d’en arriver à une telle caricature.
Le mid-range est mort. Vive le mid-range !
Mais force est de constater qu’aujourd’hui, consciemment ou non, les équipes limitent leur nombre de tirs à mi-distance. Est-ce à dire que le tir mid-range est mort ? Peut-être pas totalement.
Pour s’en persuader, il faut s’attarder sur les performances en playoffs des dernières années. À commencer par la dernière campagne de Kawhi Leonard, dont on compare souvent le jeu à celui de Michael Jordan. L’ancien numéro 2 des Raptors a éclaboussé les playoffs 2019 de son talent et, offensivement, on l’a vu dominer grâce à son tir dans le périmètre, parmi les plus fiables de la NBA.
En playoffs, les raquettes sont beaucoup plus difficiles d’accès, comme a pu le constater le MVP Giannis Antetokounmpo, qui s’est cassé les dents face à la défense en entonnoir de Toronto lors des finales de conférence. Les tirs à 3 points peuvent aussi avoir plus de mal à rentrer, car mieux défendus ou parce que la pression qui pèse sur le shooteur est plus forte. Un tir à mi-distance efficace lors de ces joutes est alors une arme des plus létales. La liste des MVP des finales des années 2010 va d’ailleurs dans ce sens. Excepté Andre Iguodala en 2015, les Kobe Bryant, Dirk Nowitzki, LeBron James, Kevin Durant et Kawhi Leonard sont tous des preuves de l’importance du tir à mi-distance, d’un arsenal offensif complet, au moment d’aller gagner un titre.
“McCollum a tué les Nuggets à mi-distance”
Une analyse que partage Zach Lavine :
« Je vais dire à nos spécialistes des stats que le meilleur shooteur à mi-distance en NBA a joué à Golden State : il s’appelle Kevin Durant. Les playoffs prouveront que j’ai raison. Il y a aussi des gars comme DeMar DeRozan ou C.J. McCollum, McCollum a tué Denver en playoffs l’année dernière grâce à son tir à mi-distance. En playoffs, les défenses éliminent les trois points, ces tirs deviennent plus difficiles, donc vous allez chercher un shoot que vous pouvez mettre et sur lequel vous avez travaillé. […] Parfois il faut juste mettre la balle dans les mains de votre meilleur playmaker et le laisser prendre le shoot dont il a besoin plutôt que celui que vous voulez. »
La tendance observée par le joueur des Bulls, pourtant pas très habitué des joutes printanières, est aussi perceptible lorsqu’on regarde les joueurs qui réussissent le mieux en playoffs. Avoir un tir à mi-distance fiable, devenu une arme de riposte contre des défenses qui sont préparées à défendre le tir à points et les tirs à haut-pourcentage, est presque devenu une nécessité, et ce ne sont ni Giannis ni Ben Simmons qui nous contrediront.
Le mid-range fait de la résistance
La critique la plus souvent faite aux analytics par une variété d’experts, joueurs, fans, coachs désemparés par ce qu’est devenue la NBA et son jeu est la suivante : le tir à mi-distance n’a pas disparu, il suffit de regarder les matchs pour voir des joueurs continuer à marquer grâce à eux. Les exemples de joueurs qui continuent à faire prospérer ce tir sont nombreux : Chris Paul, DeMar DeRozan, Carmelo Anthony etc.
La forme de DeMar DeRozan en début d’année 2020 prouve également que le tir mid-range reste une arme à part entière. Lorsqu’il a été élu joueur de la semaine à l’Ouest, il tournait à 28 points par match à 65 % de réussite au shoot sur onze matchs, même s’il n’y a eu que six victoires sur cette série. L’arrière des Spurs est un slasher, presque allergique au tir à 3 points qui, quand l’accès au cercle est bloqué, se lève à mi-distance, d’où il est redoutable. Il est donc possible, à force de travail, d’aller tutoyer les pourcentages d’un intérieur en shootant à mi-distance.
On le voit d’ailleurs sur la shot chart 2017-18 de Kevin Durant, qui s’y connaît un peu en scoring : il prend près d’un tir sur deux à mi-distance avec une réussite de 52,4 % (308 sur 588), soit 1,05 point par tir. De quoi faire réfléchir n’importe quel coach qui voudrait proscrire le mid-range de ses plans en attaque (encore une fois, tout le monde ne possède pas le nouvel ailier des Nets dans son effectif, mais de nombreux joueurs peuvent s’avérer être de vraies menaces à mi-distance).
Analytics et tir à mi-distance incompatibles, vraiment ?
L’habileté de ces joueurs à faire survivre un tir qui a pourtant l’air de disparaître dans les habitudes du reste de la ligue mène certaines personnes à réfuter les conclusions des analytics. Charles Barkley en est le symbole, Zach Lavine en a été un soir le porte-parole, mais même les cerveaux les plus brillants de notre jeu s’y méprennent parfois :
LeBron James fait ici, comme Lavine, référence au money time XXL de C.J. McCollum contre les Nuggets lors du match 7 des demi-finales de conférence face aux Nuggets, lors duquel le lieutenant des Blazers avait dominé grâce au… tir à mi-distance et en profite pour descendre les “computer guys” de la ligue. Et c’est là que LeBron, comme beaucoup, se trompent.
La mission des analytics, ce n’est pas de supprimer le tir à mi-distance. Leur but est simplement de promouvoir les tirs qui rapporteront en moyenne le plus de points par tentative, le « meilleur tir ». Nous l’avons vu, ce « meilleur tir » se concentrent sur deux zones du terrain pour la globalité de la NBA. Mais dans le cas des joueurs précédemment cités, tout change. Ils sont si efficaces à mi-distance que pour eux, le meilleur tir, c’est parfois le tir à mi-distance. Donc non LeBron, non Zach, les analytics ne vont pas à l’encontre de ce que vous dites, elles disent même la chose : cherchons le meilleur tir possible, et si celui-ci est un pull-up à mi-distance, « then so be it ».
Que les spécialistes du shoot à mi-distance se rassurent, son heure n’a pas encore sonné. S’il n’est plus le tir principalement recherché, il reste une arme redoutable pour les rares joueurs qui ont perfectionné cet art.
Enfin, il ne faudrait pas que notre affection pour le tir à mi-distance l’emporte sur notre plaisir à regarder la NBA actuelle. Cette évolution, si on peut la regretter, s’est faite et se continuera sans notre accord, qu’on l’accueille à bras ouverts ou non. La prochaine étape serait sûrement d’apprendre à apprécier la NBA pour ce qu’elle est, moins que pour ce qu’elle a été, sans pour autant rogner l’éclat de son histoire.