Après un début de saison exceptionnel d’un point de vue individuel mais difficile collectivement, Kyrie Irving se retrouve sur le flanc à cause d’une blessure à l’épaule. En son absence, les Nets ont bien redressé la barre (10-5 à l’heure de ces lignes), de quoi rappeler des souvenirs pas si lointains et raviver certains débats épineux. Pour comprendre le paradoxe grandissant autour du joueur, nous vous proposons un retour en arrière sur les choix qui l’ont mené jusqu’ici et les répercussions de ceux-ci, tant pour son image publique que pour la manière dont son jeu est perçu.
L’ambition parle
Lorsque l’on parle de joueurs clivants, les noms de James Harden et Russell Westbrook sont généralement parmi les premiers qui viennent à l’esprit. Des individualités hors du commun, qui en agacent certains autant qu’elles en émerveillent d’autres, tant il est difficile de juger objectivement ce qu’elles apportent ou retirent à leurs équipes. MVP en puissance ou croqueur patenté, leader unanime ou soliste voué à l’échec, la frontière est souvent ténue. Une seule chose fait l’unanimité, ces joueurs ont un talent hors du commun et peu de mortels sont capables de réaliser les performances qu’ils enchaînent soir après soir devant nos yeux ébahis.
Cette description s’applique également à Kyrie Irving, bien entendu. Passé maître dans l’art du slalom dans la défense supplément tir clutch à la pelle, l’ancien Cavalier s’était fait, sans trop de difficulté, une place dans le coeur des amateurs de balle orange, en laissant simplement parler son talent. De ses débuts intrigants chez des Cavs orphelins de LeBron à son shoot complètement fou sur la tête de Stephen Curry dans les derniers instants du Game 7 des Finals 2016, le meneur n’a cessé de gagner en popularité. Même en ne supportant pas Cleveland à l’époque, impossible de rester de marbre devant l’élégance qui émanait de son jeu sur chacune de ses actions – et c’est toujours le cas aujourd’hui.
Puis vint l’été 2017. L’été où Kyrie laissa parler son ambition, et posa la première pierre de la controverse. Sur le principe, il n’y a rien de choquant à ce qu’un joueur de 25 ans, qui a déjà au doigt la bague qu’une majorité de la ligue n’effleurera jamais, soit attiré par d’autres défis et demande à avoir le statut qu’il pense mériter. Le costume de franchise player étant inaccessible à partir du moment où LeBron James fait partie de vos coéquipiers, il n’y a, sur le fond, pas de quoi fouetter un chat. C’est sur la forme qu’une première cassure apparaît. Qu’il en soit responsable ou non, sa demande d’être échangé par Cleveland est révélée par Brian Windhorst sur ESPN, déclenchant un torrent médiatique qui met à mal, pour la première fois, l’image publique de Kyrie Irving. Jusqu’alors, le meneur n’était connu “médiatiquement” que pour sa sortie mémorable sur la Terre plate, moment certes peu glorieux mais qui tient alors plus de la blague qu’autre chose – si l’on devait accabler tous les joueurs NBA qui sortent des absurdités, on ne serait pas sorti du sable.
Avec cette demande de transfert, on passe à un tout autre niveau. Même si les raisons de son départ sont tout à fait valables, Irving s’attaque indirectement à LeBron James à travers cette demande, et s’élever médiatiquement face au King est une opération dont l’on ne ressort pas indemne. Ainsi, les spéculations vont bon train quant à la relation entre les deux hommes, et la stratégie de communication d’Irving au cours de l’épisode n’aide en rien à apaiser les choses. Alors qu’il accepte de venir sur le plateau de First Take pour, on l’espère, éclaircir certains points de l’affaire, le joueur se livre à un festival d’évitement de sujet et de réponses passives-agressives, qui ont pour seul effet d’entretenir le flou qui règne autour de sa fin de parcours à Cleveland, comme si Irving prenait plaisir à laisser planer le doute sur son réel état d’esprit lors de sa cohabitation avec LeBron. Réponse à une question par une autre, répétition de phrases convenues, attitude défensive voire méprisante par moments, tout est orchestré dans le but de délivrer un message clair : circulez, y’a rien à voir.
En habitué des interactions sportivo-médiatiques, on ne s’attendait certainement pas à des révélations fracassantes, mais il s’agirait de ne pas trop nous prendre pour des faisans non plus. Il y a des zones d’ombre évidentes dans cette affaire et en faisant le choix de ne rien dévoiler, Irving laisse la porte ouverte aux fantasmes, et comme nous sommes alors en plein été et que l’on s’ennuie quelque peu, chacun peut laisser libre cours à son imagination, à grands renforts de rumeurs et de concours de likes sur son réseau social de prédilection. Point positif, l’incertitude au sujet de la destination d’Irving ne plane pas très longtemps et son transfert à Boston a vite fait d’éveiller suffisamment de curiosité pour faire oublier le tumulte de juillet.
En effet, la franchise dirigée par Danny Ainge fait alors figure de concurrent de plus en plus sérieux dans la course aux finales à l’Est, un poids lourd à qui il manque seulement le joyau qui lui fera passer l’ultime palier pour détrôner le King. Plus que d’un talent exceptionnel, Boston a besoin d’un leader pour l’emmener sur la voie du titre, et constitue donc un environnement idéal pour laisser les ambitions de Kyrie Irving s’exprimer. S’il est trop tôt pour parler de mariage parfait, l’idée de voir un joueur de cette trempe mener un groupe aussi talentueux est extrêmement intrigante.
Les premiers mois du joueur sous le maillot vert mythique des Celtics sont quasiment idylliques. Ses statistiques sont similaires à celles de sa dernière année à Cleveland mais d’un point de vue collectif, Boston ravage tout sur son passage. Avec 16 victoires consécutives, et ce malgré la perte initiale de Gordon Hayward, censé être le lieutenant n°1 d’Irving en attaque, la première partie de saison est au-delà de toutes les espérances. L’alchimie se crée et les performances héroïques se multiplient, ce qui ne fait qu’augmenter la cote de popularité de cette équipe séduisante, ainsi que celle de son leader. 6 mois après avoir exigé son transfert de Cleveland, Kyrie Irving est nommé titulaire au All-Star game pour la première fois de sa carrière. Cerise sur le gâteau, LeBron James le sélectionne dans son équipe pour le match des étoiles, comme pour éteindre les derniers feux de l’affaire de l’été. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, et comme d’habitude, c’est à partir de ce moment là que tout se gâte.
I Don’t Owe Anybody Sh*t
Le 5 mars 2018, Brad Stevens annonce que son meneur manquera le match face aux Bulls à cause de douleurs au genou gauche. Le joueur s’étant fracturé cette rotule lors des finales 2015, cette information n’est pas à prendre à la légère, d’autant plus que les douleurs reviennent quelques jours plus tard. Deux rencontres passent, puis cinq, puis dix, et le couperet tombe : une nouvelle opération est nécessaire pour enlever deux vis qui avaient été implantées dans son genou, une infection s’étant développée autour de celles-ci. Fin de saison, le all-star est fauché en pleine ascension, et l’on craint qu’il en soit de même pour son équipe, orpheline de son leader. On se trompe alors allègrement, et c’est bien là le noeud du problème.
Faisons une remise en contexte rapide. Boston occupe alors la deuxième place de la conférence Est, et est donc en position de garder l’avantage du terrain pour les deux premiers tours au minimum. Malgré le forfait de leur franchise player, il y a encore de quoi faire deux ou trois choses intéressantes avec un ballon, et c’est l’honneur de la franchise la plus mythique de la ligue qu’il faut sauvegarder. En d’autres termes, pour citer le grand penseur de notre siècle Claude Makelele, Kyrie ou pas… il va falloir s’y filer (le patron du site n’a pas autorisé l’auteur à terminer cette phrase de la manière attendue).
Et pour s’y filer, ils s’y filent, nos jeunes Celtics. Tant et si bien qu’ils écartent Milwaukee au premier tour, avant de réaliser l’upset face aux 76ers et de pousser les Cavaliers au match 7. Pour une équipe menée par (monsieur) Al Horford et une poignée de jeunes joueurs dont le talent n’a d’égal que l’insouciance, ça se classe quand même haut sur l’échelle de la performance appréciable. L’épopée est formidable, les actes de bravoure se succèdent, et un lien sacré semble naître au sein de ce commando parti pour défier tous les pronostics. Irving, lui, assiste à tout cela en costume depuis le banc. Mais, portés par le charme de cette équipe, on ne pense alors pas du tout aux éventuels problèmes d’alchimie que cela pourrait engendrer au retour de la star. Et nous ne sommes pas seuls à omettre ce léger détail. Grisé par la nouvelle dimension prise par son équipe, Kyrie va même jusqu’à annoncer, devant le public du TD Garden réuni pour la rentrée NBA, son intention de re-signer dans le Massachusetts à l’issue de la saison, tuant dans l’oeuf le suspense quant à sa free agency lors de l’été 2019. Le raisonnement est limpide : si Boston échoue à un match des finales sans Kyrie, imaginez ce que ça va donner avec lui aux commandes ! Et Hayward en plus ! Favori à l’Est direct. Raisonnement simple, basique et aussi totalement éclaté au sol, mais pas d’inquiétude, la réalité va se charger de nous ramener à la raison de manière brutale.
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Vous vous en doutez, les Celtics n’ont pas bâti leur succès lors des playoffs 2018 sur deux coups de chance et un sacrifice à Odin. Tout le monde a dû mettre ses tripes sur le parquet pour aller chercher ces victoires et à ce compte là, le trio Jayson Tatum – Jaylen Brown – Terry Rozier a ébloui par sa capacité à se transcender malgré son manque d’expérience. Cette montée en puissance a donné de l’appétit à ses protagonistes, qui ont désormais bien plus d’attentes en termes de tickets shoots que lors de l’arrivée d’Irving dans le costume du patron, un an auparavant. Attentes qu’il sera très difficile de satisfaire compte tenu des retours du meneur et de Gordon Hayward dans la rotation.
Au départ, on se contente simplement de croire à un manque d’automatismes entre des joueurs qui ont perdu l’habitude de jouer ensemble, et qui peinent à appréhender la nouvelle hiérarchie dans l’équipe. Mais plus les matchs passent et plus l’évidence saute aux yeux : Boston ne met pas un pied devant l’autre et, pire encore, des tensions dans le vestiaire semblent croître de jour en jour. Incapable d’assumer son statut de favori, le groupe implose devant nos yeux. Les valeurs de défense et de solidarité, qui ont fait son succès, sont mises au placard pour laisser place à on ne sait trop quoi, en tout cas rien de positif. Les talents de l’effectif, incapables de coopérer efficacement, sont suffisamment nombreux pour engranger des victoires mais le tout laisse un terrible goût d’inachevé. Des âmes en peine, et au milieu de ce tableau peu glorieux, un Irving qui n’échappe pas à la morosité ambiante. Ses moyennes sont en baisse, son adresse est préoccupante et son leadership, en cette période de crise, est plus que jamais remis en question. Alors que cela semblait être une mauvaise blague jusqu’alors, l’idée que Boston puisse effectivement être meilleur sans sa star germe dans certains esprits. Une aberration au regard du talent du bougre, mais qui en dit aussi long sur l’impact négatif que celui-ci semble avoir sur son collectif. Une impression renforcée par des sorties médiatiques pour le moins troublantes.
Premier exemple début janvier. Après une énième défaite embarrassante face au Magic, Kyrie dégaine et n’hésite pas à s’en prendre directement à ses jeunes coéquipiers :
“Les jeunes gars ne savent pas ce que cela demande d’être une équipe candidate au titre. Ce que cela demande au quotidien. Et s’ils pensent que c’est difficile maintenant, comment ce sera lorsque nous essaierons d’aller en finale ?”
On rappelle que ces mêmes “jeunes gars” ont échoué à un cheveu de ces fameuses finales sans lui. Alors que le vestiaire paraît déjà morcelé, cette déclaration vient semer encore un peu plus la zizanie, mais ce n’est que la première lame. Quelques jours après cette saillie, la question de la free agency vient sur la table. Il n’a pas échappé au monde que les Celtics sont dans une belle galère, et l’envie de questionner le meneur sur sa promesse de re-signature effectuée quelques mois plus tôt est présente chez les journalistes. “Demandez moi le 1er juillet”, répond l’intéressé… puis, au cours de la même interview :
“Au final, ça fait huit ans que j’essaie de faire ce que les autres souhaitent que je fasse, et de le valider à travers les médias, les agents et n’importe qui d’autre dans le business. Je ne dois rien à personne.”
Même sans chercher à sur-interpréter, le changement de ton et de discours par rapport au mois d’octobre est saisissant et témoigne de l’atmosphère très particulière qui règne à Boston. Comme à son habitude, Kyrie brouille les pistes quand il se sent attaqué, sans vraiment dissimuler les problèmes de fond.
Dès lors, les rumeurs ne cesseront de s’amplifier et le niveau affiché par les Celtics n’aura aucun effet contraire à cette tendance. Après avoir terminé la saison à une triste 4e place (49-33), l’équipe se fera sortir sèchement par les Bucks au deuxième tour des playoffs (4-1). Durant cette série, l’attitude et le langage corporel de Kyrie ne laissent planer que peu de doutes sur ses envies de départ, alors qu’il y a une place en finale de conférence à aller chercher. Boston n’est certes pas favori, mais n’est-ce pas le rôle d’un leader que de mener ses hommes au-delà des obstacles ? Cette démission au pire des moments passe très mal aux yeux des fans et renforce encore un peu plus cette image de star capricieuse, qui colle de plus en plus à Irving. En produisant l’équivalent basketballistique d’un doigt d’honneur adressé à toute une ville, ce dernier franchit un nouveau palier dans la controverse et quitte le Massachusetts par la toute petite porte (voire le conduit d’aération).
Nouvelle équipe, vieux démons
Libre de partir où bon lui semble, Irving choisit, conjointement avec Kevin Durant, de rejoindre Brooklyn, s’ajoutant à la longue liste de moves spectaculaires de l’été 2019. Les Nets viennent de réaliser leur meilleure saison depuis belle lurette (première qualification en playoffs depuis 2015) et deviennent de facto l’une des attractions majeures de la ligue pour les années à venir, du moins sur le papier. Si le forfait de KD pour l’intégralité de cette première saison amoindrit les chances de Brooklyn de se mêler à la lutte pour le titre, il permet à Kyrie d’être en quelque sorte le seul patron à bord, avec autour de lui un collectif jeune, efficace mais en manque de star – ce qui n’est pas sans rappeler le contexte initial de Boston. L’occasion pour Irving de faire table rase du passé en menant ses nouveaux coéquipiers vers le haut…
Sauf qu’après quelques matchs, des fantômes pas si vieux refont surface. Malgré des performances monstrueuses au scoring de la part de leur nouveau meneur, les Nets affichaient un faible record de 4 victoires pour 7 défaites à la mi-novembre. La difficulté du calendrier n’est pas étrangère à ce bilan, mais l’impression visuelle et statistique était loin d’être rassurante, notamment sur le plan défensif. Corrects sans être redoutables jusqu’alors dans ce domaine, les joueurs de Kenny Atkinson se faisaient traverser de toutes parts et les opérations portes ouvertes se multipliaient, signe d’une organisation et d’une communication moins efficaces. L’échantillon est trop faible pour affirmer que ce dérèglement était dû à la seule prise de pouvoir de Kyrie mais il n’en fallait pas plus pour que l’idée que les coups de chaud de la star ne soient pas si positifs que cela pour son équipe ressurgisse.
Ce refrain trop souvent entendu, à tort ou à raison, a tendance à obtenir de nouveaux adhérents ces derniers temps, au regard des performances récentes des Nets. Alors qu’Irving se retrouve une nouvelle fois sur le flanc, pour une blessure à l’épaule, Brooklyn retrouve des couleurs, du collectif, de la défense et surtout, le goût de la victoire. Contre des équipes faibles certes, mais aussi de gros poissons comme les Nuggets ou les Celtics. L’épanouissement de Spencer Dinwiddie dans le rôle de meneur titulaire a le don de semer le trouble dans les esprits, comme si la présence d’un joueur moins doué et donc plus dépendant de ses coéquipiers permettait d’obtenir une cohésion et un investissement global plus satisfaisants. Le parallèle avec Boston saute aux yeux.
D’ailleurs, si l’on s’aventure à lever la tête vers le haut du classement de l’Est, la position des Celtics, dépossédés de leur prétendu atout majeur, laisse songeur. De là à remettre sur la table le débat de la nocivité des exploits d’Irving, il n’y a qu’un pas, que nous ne franchirons pas pour le moment, mais cela pourrait changer rapidement. S’il a proposé des exploits d’anthologie partout où il est passé, la contrepartie de ces faits d’armes semble peser de plus en plus dans la balance : caractère imprévisible, sorties médiatiques parfois sans détour, et désagréable impression que l’épanouissement statistique du joueur se fait au détriment de l’intérêt collectif. Ces théories, nées de sur-interprétations voire considérées comme blasphématoires il y a quelques années, trouvent malheureusement de plus en plus d’éléments concrets pour les appuyer, ou du moins pour que l’on y prête attention et que l’on y consacre des pavés comme celui-ci. Alors qu’il entre dans ses meilleures années (sous réserve que ses pépins physiques ne le poursuivent pas), Irving entame une période décisive. Avec son recrutement 5 étoiles, Brooklyn est condamné à atteindre les sommets, ce qui, au regard de la concurrence, ne pourra pas se faire sur le talent pur, malgré KD et malgré Kyrie. Il y a beaucoup de doutes à lever et de bouches à fermer, et une image à redorer. Pour que Boston ne soit qu’une erreur de parcours, et pas un signe avant-coureur.
une piste avec l’entourage ou le manager?