Cleveland, 17 octobre 2017. La séance de torture annuelle consistant à attendre la reprise de la NBA touche à sa fin, et comme à son habitude, la ligue a vu les choses en grand pour ouvrir le bal. Après une intersaison mouvementée de part et d’autre, Cavaliers et Celtics s’apprêtent à nous offrir le remake des dernières finales de conférence Est, dans un climat qui fleure bon la rivalité naissante. Tout est réuni pour faire de cette soirée le point de départ parfait d’un marathon endiablé. Pourtant, si l’on se souvient de cette opening night plus que toutes les autres, c’est parce qu’elle nous a exposé le sport dans ce qu’il a de plus cruel et de plus injuste. Retour sur l’action où tout a basculé.
Un contexte idéal
Pour comprendre l’ampleur du refroidissement généralisé opéré par le destin ce soir-là, il faut replacer cette rencontre dans le contexte. Au printemps 2017, les Celtics, dans le sillage d’un Isaiah Thomas stratosphérique, se hissent en finale de conférence pour la première fois depuis l’ère Pierce – Garnett – Allen. Une saison incroyable, qui s’achèvera malheureusement très sèchement, avec une bonne vieille correction made in LeBron en finale de conférence, 4-1. Un crève-coeur pour les fans, qui ont vu leur meneur star braver la douleur occasionnée par le décès de sa soeur au début des playoffs, avant de se blesser pour la fin de la série face aux Cavs, empêchant Boston de lutter avec toutes ses armes jusqu’au bout. La fin de l’aventure est injuste, voire cruelle, mais il faut tout de même relever la tête et trouver des solutions pour continuer à avancer.
A ce propos, Danny Ainge ne se leurre pas : même avec un Thomas à 100%, les Celtics auraient vraisemblablement subi une punition similaire, tant l’écart de niveau avec Cleveland est alors important. Parfaitement conscient de ce constat, le dirigeant de la maison verte entame la recherche d’un All-Star supplémentaire, et trouve rapidement son bonheur en la personne de Gordon Hayward, tout juste auréolé de sa première sélection pour le match des étoiles, venue récompenser son excellente saison sous le maillot du Jazz (21.9 pts, 5.4 rbds, 3.5 ast). La signature de l’agent libre se fait dès le début de l’été et représente une vraie amélioration pour Boston sur le papier. Comme vous le savez, rien ne se passera comme prévu, mais il n’est pas encore temps d’évoquer ce funeste 17 octobre 2017.
En effet, seulement quelques jours après la signature d’Hayward, une onde de choc traverse la NBA. Frustré par son rôle de “simple” lieutenant à Cleveland, Kyrie Irving cherche à quitter l’ombre de LeBron pour devenir le leader d’une équipe. Le genre d’info qui change énormément de choses, la conférence Est étant sous le joug du duo LeBron – Kyrie depuis sa formation à l’été 2014. Parmi les destinations possibles du meneur, on évoque San Antonio, Miami, Minnesota ou le running gag habituel, New York, toujours évoqué mais jamais vraiment considéré par les gros joueurs – une sorte de friendzone basketballistique.
Et là, vous vous dites, “Quel rapport avec la choucroute” ? Et bien le rapport, c’est que malgré le souhait initial du joueur de rejoindre l’une des franchises susmentionnées, c’est une autre écurie qui va rafler la mise. Environ un mois après la révélation des envies d’ailleurs de notre bon Kyrie, le dénouement vient à nous sous la forme d’un blockbuster trade envoyant le meneur à… Boston, contre Isaiah Thomas, Jae Crowder, Ante Zizic et deux tours de draft (2018 et 2020). Danny Ainge vient de trancher dans le vif, n’hésitant pas à se séparer de celui qui a tant donné pour la franchise afin de s’attacher les services de l’un des tout meilleurs à son poste. Business is business, et les Celtics apparaissent comme les grands gagnants du trade sur le moment. Le trio de All Stars Irving-Hayward-Horford fait saliver et la présence des jeunes Jaylen Brown et Jayson Tatum pour l’épauler donne une réelle crédibilité aux aspirations de titre de Boston.
Du sourire aux larmes
A la vue de ces événements, la NBA frétille. La timide rivalité qui cherchait à s’installer entre Cleveland et Boston vient de voir son potentiel multiplié par 10, les échanges entre les deux équipes ayant redistribué les cartes dans la lutte pour la suprématie à l’Est. Ainsi, au moment de définir le calendrier 2017-2018, l’idée de proposer un choc entre Cavs et Celtics dès la première soirée de la saison régulière ne met pas longtemps à convaincre la majorité des décideurs. Entre la curiosité née du remaniement de ces deux équipes, l’attente autour de l’accueil réservé par la Q Arena à Kyrie Irving et les retrouvailles entre les deux finalistes de conférence de l’année précédente, les ingrédients ne manquent pas pour faire débuter cette saison de manière spectaculaire. Et ce fut le cas, d’une bien triste manière.
La tension monte dans la Quicken Loans Arena à l’approche de l’entre-deux. Comme prévu, Kyrie Irving a été copieusement sifflé par le public lors de la présentation du cinq majeur des Celtics, donnant encore plus de sel à cette rencontre. La salle est chauffée à blanc, les joueurs trépignent d’impatience, et l’arbitre central met fin à l’attente en lançant le ballon en l’air, marquant le début de ce qui s’annonce comme un match à très haute intensité, entre deux des principaux favoris de la conférence Est. 5 minutes plus tard, un sourire béat illumine toujours notre visage et l’on se dit que la vie, en ce jour de reprise de la NBA, vaut peut-être la peine d’être vécue lorsque Gordon Hayward s’élève pour tenter de concrétiser un alley-oop quelque peu hasardeux. L’ailier échoue dans sa tentative et reste au sol, à cause d’un choc en l’air.
C’est du moins ce que l’on croit jusqu’à ce que la caméra se pose sur le joueur, le doute laissant alors place à l’horreur des certitudes : Hayward s’est en réalité brisé la cheville gauche. L’image hante encore les témoins de cette triste scène (si vous tenez absolument à voir ce que ça donne, libre à vous), plongeant une Q Arena si bruyante quelques minutes plus tôt dans un silence mortifère. Public, journalistes, joueurs, tous sont effondrés devant ce coup du sort abominable. Les quelques minutes nécessaires à l’évacuation de l’infortuné paraissent durer des heures, chaque gros plan montrant une scène plus déchirante que la précédente. Que ce soit Jae Crowder fixant le vide, Dwyane Wade posant le genou au sol ou l’étreinte entre Marcus Smart et Kyrie Irving, au milieu du cercle formé par les Celtics pour tenter de remobiliser les troupes, chaque image témoigne de l’ampleur du coup de massue qui vient de s’abattre sur la tête de la planète NBA. C’est une détresse pure qui s’étale devant nos yeux, et si l’on peut se délecter de telles émotions dans une oeuvre cinématographique, la réalité de la situation rend la chose insupportable.
Ce sont ainsi plusieurs mois d’attente et de préparation qui viennent de voler en éclats, sans qu’Hayward n’ait pu montrer la moindre bribe de ses qualités sous le maillot vert. Tant de prévisions, de promesses, d’espoirs balayés d’un revers de la main par le simple fruit du hasard. L’enjeu du match paraît tout à coup très lointain, chacun ayant compris que c’est toute une saison, voire même toute une carrière, qui vient de basculer. L’ailier est évacué sous une ovation nourrie et le match reprend tant bien que mal, dans une ambiance extrêmement particulière qui verra les Cavs s’imposer. Un résultat anecdotique, car on ne soucie plus vraiment, à ce moment là, de connaître l’identité du vainqueur, ou de savoir si Kyrie et LeBron se sont serré la main à la fin du match. Non, on cherche juste à se réveiller d’un mauvais rêve.
Conséquences
Deux ans plus tard, il est intéressant de prendre en considération l’impact qu’a eu cette soirée. Marqués au fer rouge par ces événements, les Celtics réaliseront une saison 2017-2018 au-delà de toutes les espérances, en terminant à la seconde place de la conférence Est. La blessure d’Hayward digérée, les hommes de Brad Stevens transforment ce coup du sort en moteur et se lancent dans une série de 16 victoires consécutives, donnant une véritable leçon de résilience et de solidarité collective. Cette saison verra l’éclosion du duo Jaylen Brown / Jayson Tatum, et celle-ci est directement liée à l’absence de l’ancien du Jazz sur les ailes. Si le talent des deux Jay leur aurait permis, tôt ou tard, de se faire une place dans l’équipe, il est évident que le temps de jeu et surtout les responsabilités octroyés par le forfait de leur coéquipier ont accéléré le processus.
Cette mentalité “envers et contre tout” habitera les Celtics tout au long de l’exercice, et plus encore lorsque Kyrie Irving se mettra lui aussi en retrait à l’approche des playoffs. Privée de ses deux scoreurs attitrés et promise à une élimination prématurée, la franchise se jouera une dernière fois des observateurs avec un parcours en postseason d’une audace et d’un panache incroyable, qui se soldera par une élimination au bout du suspense dans le 7e match des finales de conférence, encore face à LeBron et ses Cavs. On pense alors qu’une équipe est née… mais Irving et Hayward n’en font pas vraiment partie.
Ainsi, alors que le retour des deux stars devait propulser Boston au rang de prétendant ultime lors de la saison 2018-2019, nous assisterons à l’implosion de ce groupe si séduisant quelques mois plus tôt. Fragilisé mentalement par sa blessure, Gordon Hayward peine à retrouver son niveau, malgré quelques éclairs nous rappelant un passé glorieux. La crise de confiance est palpable, que ce soit chez l’ailier ou chez ses jeunes coéquipiers, incapables de retrouver l’alchimie qui avait fait leur force au printemps 2018. A trop vouloir bien faire pour réintégrer ses hommes forts, Boston se met à jouer à l’envers et perd progressivement le fil de son jeu au cours des semaines. Toutes les valeurs de combat, de collectif et de solidarité s’éloignent pour laisser place à une symphonie désaccordée, où chacun joue dans son coin pour essayer de mettre fin à la cacophonie mais ne fait que l’amplifier. Le chemin de croix s’achève sur une sortie sans gloire au deuxième tour, sonnant le glas de l’expérience Kyrie Irving et, en apparence, des ambitions de Boston à court terme. Attendu avec ardeur dès l’annonce de sa formation en 2017, le duo Irving – Hayward n’aura finalement jamais eu l’occasion de montrer réellement ce dont il était capable. Boston doit maintenant poser les bases saines d’un nouveau projet, au sein duquel on espère voir l’ancien de Butler occuper un rôle important.
Bien sûr, nous ne sommes pas en train de dire que tous les événements ayant eu lieu dans le Massachusetts depuis deux ans, découlent de cet instant où la cheville d’Hayward a décidé de poser un RTT. Mille et une raisons entrent en ligne de compte pour expliquer l’élévation puis la décadence de cette équipe. Cependant, cette blessure en est le point de départ, par le changement majeur de trajectoire qu’elle a imposé à la franchise dès les premiers instants de ce qui s’annonçait comme une nouvelle ère. Une occasion de nous rappeler, à l’heure où la NBA voit des duos de stars se former aux quatre coins du pays, que rien n’est écrit d’avance et que si une bonne intersaison vous ouvre la voie d’un futur radieux, il suffit de peu de choses pour que celle-ci se referme sans crier gare.
Sur ces paroles pleines de joie de vivre, nous vous souhaitons une belle opening night et une belle saison 2019-2020.