Autrefois rarissime, le triple-double se fait de plus en plus fréquent en NBA. Aujourd’hui, le triple-double (comprenez donc : au moins 10 dans trois catégories statistiques différentes) est porté sur les larges épaules de Russell Westbrook, qui en a fait sa signature. Lorsqu’on pense “triple-double”, on pense immédiatement au numéro 0 d’Oklahoma, et à juste titre. Toutefois, d’autres joueurs de l’actuelle NBA se débrouillent plutôt pas mal dans cet exercice. On pense notamment à James Harden, seul joueur à avoir réalisé un triple-double avec 60 points. On pense à LeBron James, dont la polyvalence n’est plus à prouver. Il est désormais nécessaire de penser à Nikola Jokic, dont les performances en la matière, aussi bien en saison régulière qu’en playoffs, sont tout bonnement incroyables.
Nous évoquions en début d’année la possibilité, pour Jokic, de devenir le meilleur pivot passeur de l’Histoire. Le bonhomme poursuit son bonhomme de chemin dans sa jeune carrière, lui qui n’a que 24 ans, faut-il le rappeler. Gourmand, Nikola Jokic n’est plus seulement prétendant à devenir le meilleur passeur parmi les big men ; il peut, tout simplement, devenir l’un des, si ce n’est le pivot le plus complet de l’Histoire.
Et pourtant, quand on le regarde jouer, on se rend vite compte que les habituelles qualités d’un intérieur sont aux abonnées absentes. Nikola Jokic n’est pas athlétique. Nikola Jokic ne saute pas haut. En outre, il ne court vraiment pas vite. Mais Nikola Jokic domine ses adversaires, au point de se retrouver dans le peloton des poursuivants dans la course au MVP, accompagné notamment par Kevin Durant ou autre Paul George. Le géant serbe (2m13 sous la toise) compense ses capacités athlétiques de vendeur de kebab par des mains en or, un footwork “Olajuwonien” et un QI basket très, très, très supérieur à la moyenne.
Mélangez ces ingrédients et vous obtienez un pivot capable de porter sa franchise au (quasi) sommet de la conférence Ouest, dans une NBA qui n’appartient plus aux grands. Surtout, votre mélange donnera naissance à une véritable machine à triple-double, une du genre que la NBA n’a pas eu l’habitude de croiser. Plantons le décor : en treize matchs de playoffs, Jokic figure déjà dans le top 10 des joueurs qui ont réalisé le plus de triple double en post-season. Il en a, par exemple, réalisé autant que Charles Barkley, Scottie Pippen ou Tim Duncan. Ce n’est pas tout, dites-vous que Jokic se retrouve dans d’autres groupes, encore plus restreints, et en meilleure compagnie (c’est dire !). Penchons-nous plus en avant sur les prouesses du prodige serbe.
I. La saison régulière : terrain de jeu du grand Nikola
Nous l’avons évoqué, Nikola Jokic est un très jeune joueur. Né en 1995, il a été drafté en 41ème position de la draft 2014. A l’époque, qui aurait pu dire qu’il deviendrait aussi vite la star qu’il est aujourd’hui ? Pas grand monde. Son scouting report le présente comme un joueur avec un QI basket élevé, une bonne faculté au scoring, mais avec un physique qui “ne lui permettra pas d’avoir un rôle substantiel dans une équipe“. Il est toutefois mentionné que Jokic dispose des qualités pour se construire un avenir en NBA, sans pour autant prétendre à une place de titulaire, ou avec plus de 30 minutes de jeu par soir.
A posteriori, tout ceci prête à sourire. Surtout lorsqu’on sait que Jokic a passé … 65 minutes sur le terrain de Portland, lors du game 3 des demi-finales de conférence. Néanmoins, en 2014, c’est ainsi que tout le monde percevait le pivot serbe : un bon créateur, un bon scoreur, mais dont le physique et les qualités défensives l’empêcheront de devenir un excellent joueur. Manifestement, la jurisprudence Dirk Nowitzki n’avait alors pas eu beaucoup d’impact outre-Atlantique. Des grands blancs pas athlétiques (bon, Dirk était un athlète flamboyant comparé à Jokic), la Grande Ligue en a connu certains qui se sont avérés être des joueurs pas franchement mauvais. Coucou Larry Bird.
Quoiqu’il en soit, Jokic a très vite évolué à un niveau de quasi All-Star. Alors qu’il était comparé à Pero Antic, il s’est imposé comme l’un des meilleurs pivots de la Ligue. Aujourd’hui, il peut même prétendre au titre du meilleur big men de NBA, bien que Joël Embiid puisse avoir son mot à dire (considérons qu’Anthony Davis soit ailier-fort). En quatre saisons du côté du Colorado et de Denver, les statistiques de Jokic n’ont cessé d’enfler. Voyez plutôt :
Ainsi, chaque saison, l’ami Nikola score plus, prend plus de rebonds et distribue plus de passes décisives. Comme s’il prenait de bonnes résolutions chaque fois qu’il voyait le mois d’octobre arriver. Son ventre à bière ne l’empêche pas de squatter le top 15 des rebondeurs les plus prolifiques depuis trois saison (13ème en 2017, 7ème en 2018, 8ème en 2019). Et pourtant, Jokic n’est pas qu’un aspirateur à ballon. Il se paie le luxe d’être le seul intérieur présent dans le top 10 des passeurs les plus prolifiques pour la saison 2018-2019 (6ème !) et se retrouve aux portes du top 20 des meilleurs scoreurs pour cette même saison. Dès lors, pas besoin d’avoir une imagination folle pour comprendre pourquoi Nikola Jokic est en train de révolutionner le triple-double chez les pivots.
La révolution ne concerne d’ailleurs pas que les grands. Jokic est, avec Ben Simmons, le moteur de cette nouvelle génération ultra polyvalente, qui a pu et su s’inspirer d’un LeBron James dans son prime. Les deux larrons possèdent d’ores et déjà une place de choix, et prendront tout naturellement le surnom de “Monsieur Triple-Double” lorsque Russell Westbrook raccrochera les baskets. Ben Simmons, du haut de ses 160 matchs en carrière (en saison régulière), affiche 22 triple-doubles au compteur, ce qui le classe en 18ème position de ce classement, ex-aequo avec Draymond Green et devant, s’il vous plait, Kareem Abdul Jabbar.
Rappelons tout de même que certaines catégories statistiques, comme les contres par exemple, n’ont été comptabilisées qu’à partir de la saison 1973-1974. Dès lors, certains joueurs de “la préhistoire” sont lésés dans le cadre de ce classement. Nous pensons notamment à Wilt Chamberlain, qui, si les contres avaient été comptabilisés, aurait probablement explosé le compteur des quadruple-double.
Dans tous les cas, ce n’est pas grâce à ses facultés au contre que Jokic se retrouve avec une valise remplie de multiples triple-doubles. En effet, en la matière, le scouting report avait vu juste : s’il est grand, Jokic ne présente pas de grandes aptitudes défensives. Il n’est d’ailleurs même pas réellement dissuasif sous l’arceau. Mais, vous savez-quoi ? Mike Malone, coach des Nuggets, n’en a que faire. Paul Millsap, compère de Jokic dans la raquette, s’occupe avec brio de combler les trous laissés par le serbe. Il en résulte que Jokic dispose généralement de la fraîcheur nécessaire pour faire les bons choix offensifs.
C’est donc uniquement sur le combo “points / rebonds / passes décisives” que Nikola Jokic inscrit régulièrement son nom au palmarès des joueurs polyvalents. Avec, dans le lot, des triple- doubles de mammouth. Le second de sa longue série en est un exemple : 17 points, 21 rebonds, 12 passes décisives, dans une victoire de Denver contre Golden State le 13 février 2017, pour sa saison sophomore. De quoi bien accueillir le futur champion. 30 points, 15 rebonds, 17 passes décisives dans une rencontre remportée contre les Bucks d’Antetokounmpo en février 2018. Le clou du spectacle ? 35 points, 11 rebonds, 11 passes décisives, à 11/11 au tir contre les Suns, lors du second match de la saison 2018-2019. Le triple-double parfait avec au moins 30 points, que seul l’immense Wilt Chamberlain avait réussi jusqu’alors à réaliser. Quand je vous disais que Jokic prenait l’habitude d’entrer dans des castes très fermées …
Les chiffres présentés jusqu’alors ne tiennent compte que de la saison régulière. Nous serions tentés, par conséquent, de les modérer, en nous disant que les défenses y sont moins agressives. Certes. De toute manière, nous en parlerons ci-dessous, mais Nikola Jokic ne peut pas se targuer d’avoir une expérience folle en playoffs. Son nombre de matchs y est donc forcément très réduit. Toutefois, le classement que vous trouverez ci-dessous met tous les joueurs sur un pied d’égalité, puisqu’il ne concerne que les matchs de saison-régulière. Voilà, les cochons sont donc bien gardés :
Si nous constatons que Westbrook est second ex-aequo avec Magic Johnson, Jokic est, quant à lui, 12ème ex-aequo avec ni plus ni moins que Michael Jordan et John Havlicek. C’est-à-dire, le meilleur joueur de l’Histoire et une légende des Celtics.
Il va de soi que je ne suis pas en train de vous dire que Nikola Jokic est l’égal de Michael Jordan sur un terrain de basket. Sans trop m’avancer, je peux même vous dire qu’il ne le sera jamais. Ni du point de vue du palmarès, ni de l’impact, ni de l’immense majorité des catégories statistiques. Néanmoins, avec 28 triple-doubles répartis sur trois saisons (aucun lors de sa saison rookie), le grand pivot intégrera très prochainement le top 10 des joueurs ayant réalisé le plus de performance de la sorte.
Et rien que ça, ça vous classe un joueur. On remarque en effet que parmi le classement ci-dessus, il y a de la légende au centimètre carré. Loin de moi l’envie d’alimenter le débat, mais il y a probablement la moitié des vingt meilleurs joueurs de l’Histoire qui y figurent (allez, soyons fou : Oscar Robertson, Magic Johnson, LeBron James, Wilt Chamberlain, Larry Bird, Michael Jordan, Elgin Baylor, Kareem Abdul Jabbar, Kobe Bryant). Les petits Jokic et Simmons sont donc correctement entourés, et dépasseront un grand nombre de ces légendes, à n’en pas douter.
Faire un nombre X de triple-double, c’est bien. Le chiffre est néanmoins à mettre en perspective avec le nombre de rencontres disputées. L’idée de faire un ratio de triple-double par match n’est donc pas saugrenue. Bien sûr, ce tableau ci-dessous est à mettre en perspective, puisqu’il ne tient pas compte de certaines variables : vitesse de jeu, minutes jouées, usage rating, époque … Il a cependant le mérite de mettre en lumière les joueurs les plus réguliers parmi les ironmans du triple-double :
A ce petit jeu-là, on remarque plusieurs choses. En premier lieu, le classement n’évolue pas spécialement par rapport à celui présenté plus haut. En second lieu, on s’aperçoit que les joueurs qui foulent actuellement les parquets trustent le haut du tableau. La génération des “trentenaires” se retrouve principalement entre la septième et la treizième place (LeBron, Harden, Rondo, Draymond), et l’OVNI Westbrook se retrouve tout en haut, quasiment seul dans sa galaxie. En dernier lieu, on peut noter que les jeunes loups susmentionnés, Simmons et Jokic, font mieux que se défendre. Simmons est dans les chaussettes de Magic Johnson, tandis que Jokic mène la meute des poursuivants.
Fait remarquable tout de même, parmi les six intérieurs présents dans ce classement, à savoir Chamberlain, Jokic, Green, Abdul-Jabbar, Webber et Barkley, c’est bel et bien Jokic qui est le plus régulier dans la réalisation de ses triple-doubles. Reste à deviner où il se classera dans dix ans, à la fin de sa carrière.
Ainsi, Nikola Jokic fait d’ores et déjà partie de ces joueurs dont la polyvalence se retrouve dans les chiffres. Du moins l’est-t-il lors des 82 rencontres de saison régulière. Toute la question est désormais de savoir s’il est capable de reproduire ses performances en playoffs, lui qui joue actuellement sa première campagne. Sauf si vous n’êtes qu’un lointain observateur de la sphère NBA, ou que vous avez passé le dernier mois au fond d’une grotte dans le Cantal, vous connaissez la réponse aussi bien que moi : la campagne de playoffs de Nikola Jokic est absolument monstrueuse, notamment au niveau qui nous concerne, les triple-doubles.
II. Les Playoffs : un apprentissage des plus rapides
Lors d’un précédent article, j’avais évoqué le fait que cette équipe des Nuggets risquait de se prendre les pieds dans le tapis des playoffs, en raison de son inexpérience. Force est de constater que les jeunes joueurs de la franchise, Jokic en tête, ont énormément de ressources. Au final, les voilà embarqués dans un game 7 en demi-finale de conférence, face à une coriace équipe de Portland. Avant cela, Denver a éliminé l’expérimentée franchise des Spurs, également en sept rencontres. Pourtant, la majorité des observateurs avait, dès le mois de janvier, collé l’étiquette “upset” au dos du maillot des Nuggets.
Au final, le manque criant d’expérience du roster de Denver ne s’est finalement pas vraiment fait remarqué. Alors certes, Jamal Murray réalise des performances inégales. De même, Mike Malone a eu à s’ajuster en cours de série, notamment au premier tour, en intégrant Torrey Craig dans le cinq majeur, en lieu et place de Will Barton. Au final, les Nuggets ont vacillé, mais s’en sont toujours sortis jusqu’à présent. Il semblerait qu’une finale de conférence parachèverait de la plus belle des manières la très bonne saison de la franchise du Colorado.
Et Jokic, dans tout ça ? Son adaptation s’est réalisée encore plus vite que celle de ses coéquipiers. Les statistiques parlent pour elles-mêmes ; Jokic est le le rebondeur le plus prolifique (offensif et défensif) de cette campagne de playoffs. Il est celui qui a réalisé le plus de passes décisives. Il convient aussi de préciser que c’est celui qui a joué le plus de minutes. Comme si le lanceur de poids se muait soudainement en marathonien.
En fin de compte, au bout des treize rencontres jouées jusqu’à présent, Nikola Jokic est quasiment en triple-double de moyenne. Oui oui, vous avez bien lu : 24,8 points, 13 rebonds, 9 passes décisives de moyenne. Mieux encore, sur ces treize matchs, le serbe s’est payé de luxe d’en terminer quatre en triple-double. Est-il réellement utile que je vous dise que très rares sont les joueurs qui ont réussi une telle performance lors de leur première campagne de playoffs ? En réalité, il n’y en a qu’un. Un petit joueur qui répond au nom de Magic Johnson. Lors des playoffs 1980, Magic est rookie. En matière d’adaptation à la post-season, il se pose là : deux triple-doubles pour ses deux premiers matchs. Un 42/15/7 au game 6 des finales contre les Sixers, en jouant pivot pour remplacer un Abdul-Jabbar blessé. Un titre de MVP des finales. Voilà voilà.
Sans avoir la prétention de placer Jokic au niveau de Magic Johnson, inutile de rabaisser les performances du serbe. Alors que certains joueurs voient leurs statistiques baisser en playoffs (James Harden cette année, par exemple), Nikola Jokic est parvenu à hausser son niveau de jeu. Par la même occasion, il a donc hissé tout le Colorado sur ses épaules, destination les finales de conférence. En chemin, il a donc réalisé quatre triple-doubles, pour l’heure. D’ores-et-déjà la seconde campagne la plus prolifique pour un joueur qui découvre les playoffs. Devant LeBron James et ses trois triple-doubles en 2006.
Et lorsqu’il n’atteint pas la barre des dix unités sur trois catégories différentes, l’ami Nikola n’en est pas très loin. Par exemple, il a terminé son game 6 contre Portland en 29/12/8. Il avait produit exactement la même ligne de stats lors du game 4 contre San Antonio, après un 21/13/8 lors de la seconde rencontre du premier tour. Comme une abeille autour du pot de miel, Jokic tourne en permanence autour du triple-double. Pourtant, à l’inverse de Russell Westbrook, nous n’avons jamais la sensation que Jokic fasse tout pour réaliser ce type de performance. Pas de rebonds “volés”, pas de tirs forcés, ce qui a pu être reproché (à tort ou à raison, tel n’est pas le débat ici) au meneur d’Oklahoma.
Au final, le parieur qui sommeille en vous ne prendrait pas un risque énorme en misant sur le fait que Jokic parvienne à dépasser Magic Johnson en nombre de triple-double réalisé lors d’une première campagne de playoffs. Sur un plus long terme, il est fort probable de voir le pivot serbe venir squatter le top 3 de la spécialité en post-season.
Il semble ici inutile de revenir évoquer les ratios de triple-doubles par rencontres. Les calculs sont vite réalisés : 4 / 13 = 0,30. Pour l’heure, sur le faible échantillon de matchs dont nous disposons, Jokic réalise donc trois fois plus de triple-double qu’en saison régulière. Bien entendu, ce ratio sera rapidement amené à baisser. En attendant, il est légitime de le saluer.
Terminons sur une dernière statistique. Le 27 avril dernier, avec un 21/15/10 planté sur le museau des Spurs lors de la septième rencontre, Jokic est devenu le premier joueur a avoir réalisé un triple-double sur un match 7 depuis LeBron James en 2016. Rien d’historique toutefois, Jokic ayant réalisé la performance au premier tour des playoffs. D’autres joueurs ont poussé leur génie, en réalisation un triple-double lors du game 7 des finales NBA. Citons LeBron James et son 27/11/11 en 2016, pour sceller la fantastique remontée de ses Cavaliers. Citons également James Worthy, surnomé “big game James” depuis son game 7 de 1988 et son 36/16/10.
La route est encore longue pour que Nikola Jokic puisse réaliser son triple-double habituel en finale NBA. Gageons que les Nuggets risquent d’être encore ric-rac cette année. L’idée de voir un Jokic en 30/12/10 dimanche, lors du septième match de ces demi-finales de conférence Ouest, est néanmoins très tentante. Et surtout réalisable.
A la lecture de tout ce qui précède, je ne saurai donc que vous encourager à allumer votre télé dimanche soir, pour suivre la rencontre Denver – Portland (21h30). Une rencontre entre deux franchises qu’on n’attendait pas forcément à ce niveau cette saison. C’est aussi la confrontation entre deux franchises menées par des joueurs, Jokic et Lillard, dont on ne parle pas beaucoup, mais dont les performances sont gargantuesques.
Ce sera donc un affrontement entre un joueur en triple-double de moyenne et un autre qui est susceptible d’inscrire 50 points tout en marquant le buzzer beater de la gagne. Deux styles, deux ambiances, pour une rencontre prometteuse. Que le meilleur gagne !