Etre basketteur c’est bien, en faire son métier c’est mieux ! Ils ne sont qu’une poignée sur Terre à réussir à vivre de leur passion, notre passion. Les joueurs NBA, pour une grande partie, représentent l’élite mondiale dans ce domaine. Souvent sous-estimée par les fans, l’abnégation dont font preuve ces athlètes est l’une des qualités indispensables pour réussir dans le sport à très haut niveau. Aujourd’hui, nous faisons un focus sur Enes Kanter, basketteur turc chez les Portland Trailblazers, qui incarne au mieux cette précieuse qualité puisqu’il endure un exil cauchemardesque depuis plusieurs années.
Kanter et Erdogan : David contre Goliath ?
Nous ne sommes pas là pour disserter sur la macro-économie turque ou sur l’intégration de la Turquie dans l’Union Européenne, néanmoins il nous semble nécessaire de préciser le contexte dans lequel se trouve le nouveau pivot des blazers.
Enes Kanter n’est pas un basketteur comme les autres. Toujours de bonne humeur, aussi bien dans les vestiaires que sur Twitter, le bonhomme n’a pas sa langue dans sa poche et n’hésite pas à dire ce qui lui passe par la tête. Vous avez sans doute déjà vu passer un tweet complètement loufoque où vous vous demandiez « Mais c’est qui ce basketix ? » avant de vous rendre compte qu’il s’agissait en fait d’un bon gros troll made in @Enes_Kanter. Ses amitiés liées avec Steven Adams ou Frank Ntilikina confirment le bon état d’esprit dans lequel se trouve le joueur. Et ce n’est pas le départ d’un certain Cupcake d’OKC ou le char d’assaut des Knicks qui auraient pu ramollir l’énergumène turc tout au long de sa carrière.
Malheureusement, une apparente bonhomie cache parfois un triste mal-être. En 2016, à 23 ans, Enes Kanter communiquait déjà sur la situation délicate qu’il entretenait avec les autorités turques. En juillet 2016 a lieu une tentative de coup d’état dirigée en grande partie par Fethullah Gülen, l’opposant au régime de Recep Tayyip Erdogan, l’actuel président de la Turquie. Gülen est expatrié en Pennsylvanie, aux Etats-Unis, depuis 1999 et continue de renforcer son mouvement – Hizmet (« Service ») – grâce notamment à un réseau d’établissements scolaires et de médias lui permettant de financer à hauteur de 50 milliards de dollars son parti. En désaccord avec la politique menée par Erdogan, Enes Kanter trouve en Gülen le représentant idéal de son combat politique. Après plusieurs rencontres, soirées et échanges divers, Kanter se rapproche de plus en plus du « Service » et clame son soutien à Gülen. La sanction ne tarde pas à tomber puisque peu de temps après, la famille du joueur recevait des pressions de la part du gouvernement. Il n’en fallait pas plus pour rendre fou de rage Kanter, dénonçant un complot visant à le faire taire lui et sa famille. Il s’exprima d’ailleurs rapidement à travers une lettre singulière publiée par le Daily Sabah :
« Aujourd’hui j’ai perdu ma mère, mon père, mes frères et sœurs, ma famille et tous mes proches. Mon propre père m’a demandé de changer mon nom. Ma mère, qui m’a donné la vie, m’a renié. Mes frères et sœurs avec qui j’ai grandi m’ignorent. Mes proches ne veulent plus jamais me voir. Je sacrifierai mon droit d’entrée au paradis et rirai devant les flammes de l’enfer pour cette cause. L’amour que j’ai pour mon cher maître est plus grand que celui que l’on peut éprouver pour une mère, un père ou un frère. […] Résistez, mes frères et mes sœurs, soyez patients. Ne soyons pas les perdants de ce combat jusqu’à la victoire. »
La tête de turc mise à prix.
On vous laisse imaginer le tumulte émotionnel dans lequel devait se trouver Kanter pour rédiger une telle missive. Et pour ne rien arranger, le père de famille n’a pas tardé à répondre à son fils par le biais d’une lettre manuscrite rendue publique :
« C’est avec honte que je m’excuse auprès du président Erdogan et du peuple turc pour avoir eu un fils comme Enes. Nous ne souhaitons plus qu’il porte notre nom. »
Vient s’ajouter à ce délicieux échange par communiqués interposés, une série de menaces de mort envers le joueur pour s’être rapproché d’une “organisation terroriste et outrage à la présidence”, comme le précise le président turc en parlant du mouvement de Gülen.
Enes Kanter dénonce un complot directement mené par la présidence turque afin de discréditer toute forme de critique envers son gouvernement. Le statut international du joueur et son franc-parler dérange tout particulièrement la sphère politique, qui se montre de plus en plus menaçante envers le joueur et sa famille. La situation n’a cessé de se cristalliser autour de la sphère privée du joueur, lorsque la justice turque condamna à 15 ans de prison le père d’Enes en représailles aux allégations récurrentes faites par le pivot des Blazers. En 2017, la Turquie annula le passeport du joueur qui se retrouva bloqué dans un aéroport en Roumanie. Après plusieurs heures d’attente et d’explications à fournir auprès des autorités roumaines, le joueur avait finalement été autorisé à prendre un avion à destination de Londres pour pouvoir rentrer aux Etats-Unis.
I’m being held at Romanian airport by Police!! pic.twitter.com/uYZMBqKx54
— Enes Kanter (@Enes_Kanter) 20 mai 2017
Quelques années plus tard, en janvier 2019, la situation ne s’est pas améliorée : les autorités turques ont formulé une demande d’extradition jointe à une requête d’émission d’une “notice rouge” auprès d’Interpol à l’encontre du joueur. Le mandat d’arrêt international accusant le joueur d’appartenir à une organisation terroriste poussa Kanter à prendre une décision importante dans sa vie de basketteur professionnel : ne plus participer aux déplacements internationaux de son équipe. Il indiqua par la suite ne pas se joindre au reste de l’équipe (cf : New York Knicks – en janvier 2019) lors du Global Game à Londres, par « peur de [se] faire tuer ».
« J’en ai parlé avec les dirigeants, c’est malheureux, mais je ne vais pas pouvoir me rendre à Londres à cause de ce maudit président totalement dingue. Si j’y vais, il est possible que je me fasse tuer là-bas. Je préfère rester ici et m’entraîner. C’est triste que des choses pareilles empêchent quelqu’un de travailler, mais c’est comme ça avec ce dictateur. Ce ne serait pas difficile de m’assassiner là-bas. Le régime a beaucoup d’espions à Londres ».
Vers une sortie de crise ?
Cette situation plus que délicate pousse ainsi le joueur à ne plus suivre son équipe lors des déplacements à l’étranger. Pour l’instant le match de Londres n’est qu’une exception mais le joueur a déjà loupé un second match avec les Blazers lors d’un déplacement… à Toronto. Car même si des accords existent entre l’Oncle Sam et nos cousins d’Outre-Atlantique, les lois internationales restent les même, et on peut comprendre que le choix est vite fait lorsqu’il s’agit de se faire éventuellement assassiner.
Voilà en quelques lignes la situation ahurissante que traverse le nouveau venu de Portland. Néanmoins, plusieurs voix viennent soutenir le joueur à travers des déclarations publiques tel que son coach, Terry Stotts. Ce dernier s’attriste de voir qu’un de ses joueurs traverse une situation diplomatique grave l’empêchant d’exercer sa profession, tout en entravant sa liberté personnelle. Même son de cloche chez Adam Silver qui affirme que les craintes du joueur sont prises très au sérieux par la ligue.
« Rien n’est plus important que la sécurité de nos joueurs et nous prenons très au sérieux les menaces qu’il a reçues, même si ce n’était que sur les réseaux sociaux », a déclaré Adam Silver lors de la conférence de presse avant la rencontre à Londres. « De mon point de vue c’est très dommage qu’Enes ne soit pas là. Je comprends tout à fait pourquoi il a décidé de ne pas venir. Nous vivons dans un monde où il y a des problèmes majeurs dans lesquels il est impliqué. Et parce que la NBA est internationale nous devons être conscients de ces problèmes. Encore une fois je soutiens Enes en tant que joueur de cette ligue ».
Récemment, le joueur a également reçu le soutien de l’ancien sénateur de l’Oregon, Ron Wyden. Ce dernier a appelé le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, lui demandant d’informer le gouvernement turc que les représailles envers Kanter constituaient un traitement inacceptable d’un citoyen sous alliance américaine.
Aujourd’hui la situation est telle, qu’il est impossible de savoir si une sortie de crise est envisageable pour le joueur et sa famille. Mais une chose est sûre, si chaque protagoniste de cette incroyable et triste situation continue de camper sur ses positions, le conflit risque de s’empirer mois après mois. Il est important de rappeler que nous ciblons aujourd’hui l’exemple d’Enes Kanter, joueur NBA qui peut profiter d’une visibilité et d’une protection diplomatique non négligeable, mais il ne faut pas oublier les milliers d’autres turcs qui vivent une situation semblable voire pire que celle du pivot de Rip City. De nombreux observateurs internationaux dénoncent des attaques à la liberté d’expression, des entraves aux droits de l’Homme ainsi que des emprisonnements par centaines ayant parfois menés à de la torture.
Enes Kanter vit une sombre histoire malgré son jeune âge mais il en est de même pour bon nombre de ses compatriotes. Et si des joueurs comme Korkmaz, Ilyasova ou Osman ne s’épanchent pas sur la situation conflictuelle de leur pays, un ancien joueur NBA est directement impliqué dans le combat contre Kanter. Il s’agit de l’ancien joueur du Magic, Hidayet Türkoglu, qui est devenu le conseiller particulier d’Erdogan. Les deux hommes se sont d’ailleurs récemment attaqués par tweets interposés :
« Nous savons qu’il ne peut pas voyager dans de nombreux pays depuis 2017. S’il ne peut pas y aller, ce n’est pas parce qu’il craint pour sa vie, mais à cause d’un problème de visa. Kanter essaye d’attirer la lumière avec des explications irrationnelles et des attaques politiques. C’est un autre exemple de la campagne de dénigrement qu’il a entamée depuis des années pour masquer les contradictions de sa carrière sportive », a expliqué Türkoglu. Ce à quoi a répondu le pivot dans un nouveau tweet montrant son passeport : « Voici mes papiers pour voyager. Il ne s’agit pas d’un problème de visa. Je peux aller à Londres. Soit tu délires, soit tu es toujours le chien de compagnie d’Erdogan. Continue d’agiter ta queue, Hedo Turkoglu ».
Nous souhaitons un avenir meilleur pour Enes Kanter et sa famille ainsi que l’apaisement des tensions politiques en Turquie. Et si, pour une fois, une devise pouvait se réaliser, celle de la Turquie serait idéale : “Paix dans le pays, paix dans le monde.”