Dans l’imaginaire collectif, Wilt Chamberlain est l’athlète le plus dominant qui ait foulé les parquets de la NBA. Son physique de golgoth, 2m16 et 124 kilos, ainsi que ses dizaines de records, le placent légitimement aux côtés de LeBron James et Shaquille O’Neal, excusez du peu, dans le grand débat du joueur le plus dominant de l’Histoire. Mais au-delà d’un physique, Wilt Chamberlain c’est aussi un joueur élu MVP à quatre reprises, qui a disputé treize matchs des étoiles, qui a terminé sept fois meilleur scoreur et onze fois meilleur rebondeur d’une saison. Toutefois, ces faits d’armes ont d’ores et déjà été contés et racontés. Intéressons-nous plutôt à un de ses autres exploits, celui d’avoir terminé la saison 1967-1968 en tête du classement des passeurs les plus prolifiques. Une performance de choix pour un intérieur, qui mérite une analyse poussée.
La passe décisive est un geste que l’on retrouve dans de nombreux sports. Dès lors, sa définition est mouvante. Selon Wikipedia, au basket, une passe est dite décisive “si le receveur n’effectue pas plus de deux dribbles avant de marquer un panier”. Wikipedia poursuit d’ailleurs en indiquant, très justement, qu’en général, les meilleurs passeurs sont des joueurs de petit gabarit, évoluant au poste de meneur. Nous aurons l’occasion de le répéter, mais, au cours de sa carrière, Wilt Chamberlain a contribué à balayer un grand nombre d’idées reçues, notamment celles relatives au gabarit d’un bon passeur.
L’homme de tous les records
La saison 1967-1968 est la neuvième de Wilt Chamberlain au sein de la grande ligue. Durant ces neuf saisons, dire que d’un point de vue des statistiques individuelles Wilt a écrasé toute la concurrence est un doux euphémisme. Rappelons quand même qu’il a terminé la saison 1961-1962 avec les statistiques suivantes : 50,4 points, 25,7 rebonds, 2,4 passes décisives.
Si les catégories de points / rebonds forcent l’admiration, c’est sur celle des passes décisives, bien plus raisonnable, que j’ai décidé d’axer mes recherches. En effet, six saisons plus tard, Wilt Chamberlain a plus que triplé sa moyenne de passes décisives, pour clôturer la saison 1967-1968 en tant que passeur le plus prolifique, avec 8,6 offrandes délivrées par rencontre ! De toutes les récompenses individuelles glanées au cours de son immense carrière, n’est-ce pas ici la plus étonnante ? Voir Wilt Chamberlain scorer 100 points dans un match est bien entendu fabuleux, mais des indices nous permettaient de l’imaginer ; il a en effet marqué plus de 60 points à 32 reprises.
A l’inverse, rien ne laissait présager qu’un jour Wilt Chamberlain finisse une saison en tant que passeur le plus prolifique de la ligue, devant des meneurs passeurs tels que Lenny Wilkens et Oscar Robertson. Néanmoins, qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit ! En carrière, la moyenne de passes décisives de Chamberlain est très bonne pour un pivot. Nous le verrons par ailleurs plus bas, elle constitue l’un des arguments qui nous permettra d’affirmer qu’il est l’un des meilleurs pivots passeurs de tous les temps. Par contre, elle ne lui permet clairement pas de postuler à une place de choix au sein du groupe fermé des meilleurs passeurs.
Il est d’ailleurs intéressant de constater que ce n’est que durant ses trois dernières saisons sous le maillot des Philadelphie 76ers que Chamberlain devint un passeur d’élite. On serait tenté de dire qu’il l’est devenu pour compenser la faiblesse de ses coéquipiers en la matière. Que nenni monsieur ! Entre 1964 et 1968, les statistiques de passes décisives des Sixers sont sensiblement similaires : 28,8 par match en 1964 contre 30,4 en 1968. Chamberlain a toujours été entouré par deux joueurs qui délivraient plus de 3,5 passes décisives par rencontre.
Dès lors, sa progression en la matière, si elle ne compensait pas une faiblesse collective dans le secteur, a surtout contribué à mettre fin à l’hégémonie des Boston Celtics. En effet, après huit titres d’affilée, Boston s’est heurté en finale de conférence aux Sixers de Chamberlain lors des playoffs 1968. Une fois l’ogre vert terrassé, Wilt Chamberlain a mené la franchise de Philadelphie à sa deuxième bague, après celle glanée en 1955 sous le nom des Syracuse Nationals.
Pour commencer notre analyse, attardons-nous sur le classement des passeurs les plus prolifiques depuis la saison 1946-1947 et faisons un point statistique. On s’aperçoit que la première place de ce classement n’a échappé à un meneur qu’à cinq reprises. Sans surprise, c’est John Stockton qui détient le record du nombre de saisons terminées en tête dudit classement : 9 années de suite entre 1987 et 1996, pour une moyenne de 1 068,33 passes décisives par saison. Les cinq larrons qui ont supplanté leurs camarades meneurs au terme d’une saison sont ainsi :
- Howie Dallmar en 1947-1948 : 120 passes en 48 matchs (non, il n’y a pas d’erreur … 120 passes !)
- Wilt Chamberlain en 1967-1968 : 702 passes en 82 matchs
- Micheal Ray Richardson en 1979-1980 : 832 passes en 79 matchs
- Greivis Vasquez en 2012-2013 : 704 passes en 79 matchs
- James Harden en 2016-20017 : 907 passes en 81 matchs.
On se rend rapidement compte que trois de ces cinq joueurs, Richardson, Vasquez et Harden, sont des combos et pouvaient jouer aussi bien au poste d’arrière qu’au poste de meneur. De son côté, Howie Dallmar était un ailier, mais foulait les parquets à une époque antédiluvienne. Par élimination, on remarque donc que le seul intérieur de cette courte liste est Wilt Chamberlain. Ses statistiques à la passe lui ont d’ailleurs permis de réaliser 32 triple-doubles sur la saison 1967-1968, dont un extraordinaire double triple-double (trois catégories statistiques avec au moins 20 unités) contre les Pistons en février 1968 : 22 points, 25 rebonds, 21 passes.
Les plus tatillons d’entre vous me feront remarquer que, pour finir passeur le plus prolifique de cette saison 1967-1968, Wilt Chamberlain a surtout profité des déboires de ses concurrents directs. C’est pas faux, comme dirait l’autre.
Il s’avère que la saison d’Oscar Robertson fut tronquée par les blessures ; il n’a pu jouer que 65 matchs. Sa moyenne de passes par rencontre fut nettement supérieure à celle de Wilt (9,7 contre 8,6). Cependant, la robustesse légendaire de Chamberlain (rappelons que lors de 1961-1962, il a joué 48,5 minutes… de moyenne) lui a permis de coiffer Robertson en fin de saison. Sur les trente-deux derniers matchs de la saison, sa moyenne de passe par match s’élève même à 11,4 par rencontre et il n’est resté bloqué sous la barre des 10 passes par match qu’à neuf reprises au cours de cette période.
Il est nécessaire, voire primordial pour la suite, de comprendre la portée de ce chiffre ; en carrière, seuls deux joueurs ont distribué plus de dix passes décisives par match, à savoir John Stockton et Magic Johnson, deux meneurs reconnus mondialement pour leur sens de la passe.
Alors certes, si Oscar Roberston avait joué ne serait-ce que huit matchs de plus, il aurait, une fois de plus, été élu passeur le plus prolifique d’une saison. Toutefois, force est de constater que Wilt Chamberlain a su saisir l’opportunité qui se présentait à lui, en haussant de manière significative son niveau d’altruisme.
Le meilleur pivot passeur, vraiment ?
Avançons dans notre analyse et tentons de répondre à la question posée par notre titre : Wilt Chamberlain est-il le meilleur pivot passeur de l’Histoire ? Sans être aussi catégorique, ses moyennes de passes en carrière sont exceptionnelles pour son poste. Ses performances ne sont d’ailleurs pas particulièrement liées à la décennie 1960. Plusieurs arguments le démontrent sans équivoque.
Dans un premier temps, analysons de plus près les chiffres à la passe des onze autres pivots titulaires au cours de la saison 1967-1968. Sans grande surprise, derrière Wilt Chamberlain, ce sont Bill Russell et Nate Thurmond qui présentent les meilleures statistiques, avec respectivement 4,6 et 4,2 passes décisives par rencontre. Des chiffres deux fois inférieurs à ceux présentés par Chamberlain.
Dans un second temps, passons en revue les moyennes d’offrandes distribuées par les big men en cette saison 2018-2019. En la matière, la conférence Est est dominée par Nikola Vucevic et Al Horford, qui distribuent tous deux 3,8 caviars par rencontre. Une anomalie se retrouve dans la conférence Ouest, puisque Nikola Jokic marche sur l’ensemble de la concurrence, en proposant une ligne statistique pas si éloignée que cela du triple-double : 19,6 points, 10 rebonds, 7,5 passes. Jokic est l’unique pivot de la dernière décennie à se rapprocher de la moyenne présentée par Chamberlain en 1967-1968, sans toutefois réussir à l’égaler.
Pour terminer de répondre à notre interrogation, comparons Wilt Chamberlain avec tous les pivots les plus dominants de l’Histoire.
Comment les sélectionner ? En se basant sur le top 100 des meilleurs joueurs de tous les temps, publié par ESPN le 11 février 2016. Le classement présenté par le média d’outre-atlantique vaut ce qu’il vaut (placer Chris Paul devant Isiah Thomas, il fallait oser…), mais il permet de recenser pas moins de vingt-neuf pivots, parmi lesquels Kevin Love, Yao Ming, Jerry Lucas, Bob Lanier, Robert Parish, Willis Reed, George Mikan, Hakeem Olajuwon, Shaquille O’Neal, Bill Russell ou encore Kareem Abdul-Jabbar.
Comparons les moyennes à la passe décisive de chacun de ces joueurs, de deux manières : la meilleure moyenne sur une saison et la moyenne en carrière.
Sur une saison, il n’y a pas lieu de s’étendre, tant Wilt Chamberlain est seul dans sa galaxie. Sa moyenne de 8,6 passes décisives par match en 1967-1968 est suivie, de très loin, par les 5,8 caviars de Bill Russell en 1966-1967, les 5,4 offrandes de Kareem Abdul-Jabbar en 1978-1979, mais aussi par les 4,8 passes de David Robinson en 1993-1994, preuve que, de tout temps, des pivots altruistes foulaient les parquets.
Sur la moyenne en carrière, c’est à nouveau Wilt Chamberlain qui domine les débats, mais cette fois d’un chouilla. Il est en effet plus que concurrencé par son adversaire de toujours, Bill Russell : 4,4 contre 4,3.
Dès lors, les chiffres sont formels. Aucun pivot, du moins parmi ceux qui ont marqué l’Histoire (je n’ai pas pu, pour mon étude, analyser les statistiques de tous les pivots de la ligue depuis 1946), n’a reproduit les statistiques de passes décisives de Wilt Chamberlain. Dès lors, il semble possible d’affirmer que Wilt Chamberlain est, à ce jour, le meilleur pivot passeur de l’Histoire – du moins statistiquement parlant.
Quid du futur ? Les espoirs de Nikola Jokic
Reste à envisager le futur, puisque tous les records sont faits pour être battus. Est-il envisageable de revoir un pivot terminer passeur le plus prolifique sur une saison ?
Tous nos espoirs reposent sur Nikola Jokic. Depuis son entrée dans la ligue, en 2015, sa moyenne de passes décisives n’a fait qu’augmenter : de 2,6 par rencontre lors de sa première saison à 7,5 aujourd’hui. Le style de Jokic, joueur sans grande qualité athlétique mais extrêmement technique, lui permettra peut-être, à l’avenir, d’effacer des tablettes les records de Wilt Chamberlain en la matière. Néanmoins, vu les statistiques actuelles de certains joueurs, comme Russell Westbrook ou James Harden, il semble impossible que Jokic puisse conclure une saison au premier rang des passeurs.
Son seul salut viendrait d’une avalanche de blessures, qui frapperait ses concurrents directs, à l’instar de ce dont Wilt Chamberlain a bénéficié en 1968. En attendant, celui qui honorera sans doute sa première sélection au match des étoiles constitue le principal concurrent de Chamberlain en matière de passes décisives. Parviendra-t-il à lui subtiliser d’autres records ? A ce sujet, gageons que quel que soit l’endroit où il repose, Wilt Chamberlain dort sans tourment.