Oscar Robertson est revenu dans la lumière brièvement l’an passé alors que se profilait petit-à-petit la saison en triple-double de Russell Westbrook. Monsieur Triple-Double était alors le seul joueur de l’Histoire à avoir réussi un tel accomplissement. Joueur polyvalent par excellence, Big O a marqué les mémoires par ses apports statistiques faramineux. Pourtant, son héritage va bien au-delà des chiffres. Homme d’action sur le terrain, Big O l’était tout autant en dehors : dans les années 1970, il va être à la tête d’une lutte qui va changer la face de la NBA à jamais.
Université de Cincinnati, 1959. Alors qu’il se trouve dans sa chambre universitaire avant de partir pour jouer avec son équipe, Oscar Robertson reçoit un fax du Ku Klux Klan. L’organisation suprémaciste blanche souhaite avertir le jeune homme : s’il joue, il sera tué. Robertson jouera. « J’étais impertinent. Je n’en n’avais pas grand-chose à faire. ». Cette impertinence ne le quittera jamais, et c’est sans doute elle qui lui a permis de mener à bien une lutte contre la puissante NBA près de 10 ans plus tard.
Remettons les choses dans le contexte : dans les années 1970, deux ligues de basketball cohabitent, avec d’un côté l’ABA et de l’autre la NBA. A vrai dire, plus qu’une cohabitation, il s’agit plutôt d’une rivalité montante. Les deux ligues n’ont pas les mêmes règles, tant dans le jeu qu’en dehors, et c’est bien ce qui fait peur à la NBA, notamment sur un point précis.
A l’époque, une équipe NBA avait des droits sur un joueur et ce sans aucune limite temporelle, c’était ce qu’on appelait alors la « clause option », une sorte d’option d’équipe perpétuelle. Le joueur ne pouvait changer d’équipe qu’à deux occasions : soit quand son équipe le transférait, soit quand elle ne voulait plus de lui et qu’elle mettait un terme au contrat. Mis à part ces deux issues, le joueur appartenait à l’équipe en permanence. Et quand on dit en permanence, c’est en permanence : « Par exemple, si vous jouiez avec l’équipe et que vous preniez votre retraite, ils continuaient d’avoir les droits sur vous. Vous ne pouviez pas aller quelque part d’autre, même si vous n’aviez pas joué avec votre équipe depuis des années. » rapporte Robertson. Le problème pour la NBA, c’est qu’avec l’existence de l’ABA, les joueurs avaient une alternative. Avec la prise de poids de l’ABA, qui offrait plus de spectacle et était plus innovante que son homologue, l’alternative devenait de plus en plus menaçante pour les propriétaires des franchises NBA.
Quelques années auparavant, à l’occasion du All Star Game 1964, la NBA avait déjà dû céder du terrain aux joueurs. Ces derniers avaient menacé de boycotter l’événement pour se faire entendre au sujet de leurs conditions de travail. A l’époque en NBA, pas question de verser un salaire minimum, ni d’assurance maladie, d’assurance vie et encore moins de prise charge des frais de déplacement. N’ayant pas pris la menace au sérieux, la NBA s’est résignée à accepter lorsque ceux-ci ont effectivement boycotté le match en refusant de jouer tant que la ligue n’accédait pas à leurs demandes. Sentant le vent tourner une nouvelle fois, la NBA prend les devants et entame des négociations avec l’ABA pour une fusion des deux ligues à l’aube de la saison 1970-71. « C’est quelque chose qu’ils ne voulaient pas. Ils ne voulaient pas que les joueurs, à cette époque, soient autorisés à aller dans une autre équipe » dénonce encore Big O. Pourquoi tenter une fusion ? Simplement car si l’ABA disparaît en étant absorbée par la NBA, c’en est fini de la concurrence et donc de la tentation d’abandonner le navire pour les joueurs.
Déjà à la tête du mouvement de boycott en 1964, Oscar Robertson va alors s’engager dans une nouvelle bataille. Dans une NBA où la mixité est encore difficilement acceptée, Robertson est devenu depuis 1965 le premier président afro-américain d’un syndicat national de sportifs, à savoir le syndicat des joueurs NBA, crée par Bob Cousy en 1954. Pourquoi avoir voulu tenir un tel poste et d’où vient ce goût de la lutte ? « C’est comme tout dans la vie, tu commences en bas et tu apprends petit à petit. Là, tu joues au basket et d’un coup, quelqu’un se blesse. Ils le virent de la ligue, et ils ne s’en soucient plus du tout. Si un propriétaire n’aime pas la voiture que tu conduis, il a les droits sur toi pour toujours donc tu ne joueras pour personne d’autre. Ou bien, c’est à cause de la couleur de ta peau ». Ayant grandi dans la plus grande injustice durant son enfance, Big O est profondément marqué par ce qu’il a connu étant enfant : « Quand je jouais au basket à Indianapolis, on ne pouvait pas sortir. On ne pouvait pas aller devant dans les bus. On ne pouvait pas aller au restaurant. On ne pouvait pas aller au cinéma. On ne pouvait pas faire beaucoup de choses quand j’ai grandi ». Une fois devenu adulte, qui plus est une star dans son milieu, Robertson va alors être en première ligne pour s’attaquer aux injustices qui gangrènent le milieu.
Le 16 avril 1970, la procédure s’enclenche. Les représentants des 13 autres équipes se joignent à Oscar Robertson pour traîner en justice la NBA. Parmi eux, vous reconnaîtrez sans doute quelques noms : Bill Bradley, Joe Caldwell, Archie Clark, Mel Counts, John Havlicek, Don Kojis, Jon McGlocklin, McCoy McLemore, Tom Meschery, Jeff Mullins, Wes Unseld, Dick Van Arsdale et Chet Walker. Le but : faire condamner le système de clause option et obtenir la modification d’autres règles venant restreindre la liberté des joueurs et violer les lois anticoncurrentielles.
Robertson pensait que si les joueurs étaient payés autant que les stars que les gens voyaient fleurir un peu partout dans les premiers médias et shows, l’intérêt pour le sport et la ligue serait croissant. De même, les bénéfices à en tirer en seraient d’autant plus importants pour tout le monde, propriétaires et joueurs. Du côté des propriétaires, tout ceci était vu comme une grande menace qui pouvait tuer la NBA et son business. Un point de vue que certains joueurs partageaient également, comme le dit Robertson : « Beaucoup de gars pensaient que notre volonté allait faire mal au basket. Que ça allait mettre beaucoup d’équipes hors-course. ».
Six ans de batailles judiciaires seront nécessaires. Entre temps, NBA et ABA tenteront vainement de convaincre le Sénat de les exempter des lois anticoncurrentielles et Big O a raccroché les baskets depuis déjà 2 ans. Ce n’est qu’en 1976 que l’histoire connaîtra son dénouement, les deux parties trouvant enfin un arrangement. La « clause option » n’existe plus et la première version de la free agency vient de naître : les joueurs peuvent négocier avec n’importe quelle équipe le souhaitant, leur équipe initiale conservant toutefois un droit prioritaire pour s’aligner sur les propositions faites. Un tel système est une première pour des sportifs professionnels à l’époque.
C’est peu dire que cette décision, connue comme la Oscar Robertson Rule, a bouleversé le paysage NBA. En rendant aux joueurs la liberté de choisir, Robertson a permis d’inverser le rapport de force qui existait jusqu’alors. « C’est fou comment autant de propriétaires n’avaient pas compris ça : ils pensaient que la free agency allait tuer le basket et que ce dernier ne serait plus le même. Et c’est vrai. Le basket n’est plus le même depuis lors. » ironise-t-il. Et comment lui donner tort ?
Car effectivement, depuis la naissance de la free agency, tout est allé très vite pour la NBA. La starification est arrivée, les produits dérivés, les revenus n’ont cessé d’augmenter, les droits TV ont fait leur apparition, et la NBA est désormais une entreprise qui roule sur l’or, bien loin d’être morte. La free agency est devenue un moment à part entière de la saison NBA qui permet de tenir éveillés les fans du monde entier pendant l’été alors même qu’aucun match de basket à proprement parler n’est à l’horizon. Toute une tradition s’est mise en œuvre autour de ces quelques semaines où les négociations s’enchaînent : les équipes draguent les joueurs, les invitent, leur font des visites privées de la ville, des alentours, les journalistes essayent de dénicher la moindre information, la moindre tendance, le moindre indice, on analyse les réactions, paroles, gestes, et même les messages sur les réseaux sociaux de chaque joueur susceptible de changer d’écurie, parfois jusqu’à l’excès.
Les joueurs sont revenus au centre du système. Mais certains progrès restent encore à faire. Souvenez-vous de ce qu’Isaiah Thomas pouvait écrire il n’y a pas si longtemps au sujet de son transfert surprise à Cleveland cet été : « Quand les joueurs sont transférés de droite à gauche, en ayant leur vie modifiée sans leur consentement, c’est trois fois rien… Mais les quelques fois où le jeu est retourné et où les joueurs ont le pouvoir, c’est un scandale ? Je veux juste être honnête, mais pour moi cela veut dire pas mal de choses sur où nous en sommes dans notre Ligue et dans notre société. Et cela veut aussi dire le chemin qu’on a encore à parcourir. ». Oscar Robertson n’aurait pas mieux dit, lui qui a toujours pris position pour défendre LeBron James ou encore plus récemment Kevin Durant.
D’ailleurs de son côté et du haut de ses 79 ans, l’instigateur de cette bataille savoure chaque signature estivale. Nul besoin de vous préciser que celui qui a lutté pour leurs droits n’est pas le moins du monde choqué par les montants colossaux des contrats actuels de certains joueurs, bien au contraire. Et si ça ne tenait qu’à lui, il continuerait encore de lutter pour plus de droits : « Le basketball, c’est du show-business : vends les chaussures, vends les chaussettes, vends les t-shirts. Ils payent les joueurs pour leur image. Les joueurs devraient avoir leurs propres droits (à l’image). Ils ne devraient pas avoir à donner leurs droits à la NBA pour son marché. Mais je suppose que parce qu’ils en font de l’argent et que les gars en sont contents, il n’y aura pas de plaintes sur ce point. »
Ce qui est resté à l’époque comme la Oscar Robertson Rule est désormais ancré dans le paysage NBA, si bien que selon l’acteur principal de cet acte fondateur, « La plupart des gars n’en savent rien aujourd’hui ». Tous les étés, les fans et observateurs du monde entier s’orientent vers les rumeurs de transferts et de signatures, on trépigne d’impatience à l’idée de savoir où tel joueur va pouvoir atterrir, combien il va demander, … L’été dernier, on transpirait déjà à l’idée de la free agency 2018 et des gros noms qui vont s’y présenter. Lorsque le marché ouvrira ses portes et que les discussions entre joueurs et franchises pourront enfin commencer, essayez de vous souvenir d’où tout ça vient : ça fera plaisir à Big O.
Articles utilisés, et pour en savoir plus :
http://select.nytimes.com/2007/02/12/sports/basketball/12rhoden.html?n=Top%2fNews%2fSports%2fColumns%2fWilliam%20C%20Rhoden&_r=0 (écrit par Oscar Robertson lui-même)
Livre : Hard Labord, the battle that birthed the billon-dollar NBA par Sam Smith